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LE ROMAN DES QUATRE

— Je le crois aussi. Si quelqu’un s’était avisé de toucher à un cheveu sur la tête de Germain, il en aurait rendu compte… ça je vous l’assure. N’est-ce pas, Elzébert ?

— Oui, j’aime mieux être moi qu’être celui-là !

— Voici les détails…

Et Paul Durand raconta comment, à cette époque, il avait rencontré dans la forêt du Nord Ontario un jeune homme aux manières élégantes, voire raffinées, et qui campait seul sur les bords du lac Désert, précisément au cœur du district où il avait établi son territoire de chasse. Il apprit peu à peu que c’était un ingénieur civil envoyé par le gouvernement fédéral pour faire une étude géologique de la région. Il n’était seul que depuis une semaine : son assistant, pris d’ennui, s’était lassé de cette vie en pleine forêt, monotone et vide pour qui ne sait pas goûter les charmes divers de la nature, et il était parti pour la ville. Germain attendait d’avoir fini un travail important sur la formation du roc sur une île du lac Désert, avant de se rendre à la prochaine station de chemin de fer, sise à 75 milles de l’endroit où il se trouvait, télégraphier à Ottawa de lui envoyer un aide. Les trois hommes devinrent vite des amis intimes, et Germain négligea de demander un assistant. Chaque semaine, Elzébert se rendait au premier poste chercher le courrier et déposer une lettre à bord du train, lettre toujours adressée à la même personne. Il accomplissait le trajet en canot. Un moteur portatif à l’arrière lui permettait d’accomplir le trajet, aller et retour, en trois jours.

Il y a trois mois, Germain Lafond demanda à Elzébert s’il voulait le conduire jusqu’à la petite ville de Golden Creek, d’où il devait se diriger vers un autre district fermier et finir un travail commencé l’année précédente, avant de retourner définitivement à Montréal, où il devait se marier et s’établir d’une façon stable à l’emploi d’une compagnie d’analystes chimistes qui lui offrait un salaire alléchant. Elzébert consentit. Il fit ses adieux à Durand le matin vers neuf heures. Muni de ses bagages, de ses notes et de ses échantillons de minerai, il s’embarqua dans le canot à destination de Golden Creek. Elzébert fut absent deux semaines.

Quand il revint, continua Paul, il annonça que notre ami commun était mort. Il fit adresser ses bagages à Ottawa aux bureaux du gouvernement, sauf un sac de cuir qui contenait… ce que voici :

Il sortit un portefeuille de cuir qu’il ouvrit et vida sur la table.

D’un côté des billets de banque, il y en avait pour $2,730.

— C’est ce qu’il avait en argent sur lui, son salaire depuis un an qu’il venait de retirer. Quand on l’a retrouvé l’argent était intact, c’est ce qui me fait écarter l’idée d’un crime. Tenez, voici les lettres qu’il gardait toujours sur lui… vos lettres ! Elzébert, raconte donc ce que tu sais !

Durant tout ce discours, Jeannette, toujours repliée sur elle-même, écoutait silencieusement. Ses beaux yeux erraient au loin. En elle la vision passait du bien-aimé, sacrifiant sa jeunesse qu’il arrachait aux plaisirs du monde, aux plaisirs faciles de la cité tentante, pour s’en aller en pleine solitude, dans le lointain des bois, brûler les étapes pour, un jour, mettre aux pieds de celle qu’il aimait une situation plus prospère et être en mesure de lui octroyer, par une richesse plus grande, plus de bien-être et de confort. Elle le voyait dans son costume pittoresque, elle évoquait le décor grandiose de son existence, et relisait mentalement ses lettres où il faisait part de ses journées et de ses émotions que la vie large et libre suscitait en lui. Elle se l’imaginait à l’arrière d’un canot, sur un lac aux eaux vertes et pâles, revenant vers sa tente à l’heure où le soleil décroît. Elle croyait le voir à genoux, dans le fond de l’embarcation, avironnant lentement, la tête nue, la chemise ouverte sur la poitrine. Elle évoquait sa démarche souple, son port à la fois élégant et viril, et dans son oreille les accents passionnés de la dernière entrevue vibraient, gardant la saveur du dernier baiser. Et tout cela, c’était quelque chose de fini, de complètement fini. Les heures d’ivresse vécues près de lui, c’étaient des heures mortes qui jamais plus ne revivraient. Une torpeur l’envahissait, un engourdissement de toutes ses facultés sensitives. C’était un rêve. Quelque chose d’elle-même, tantôt quand elle s’était évanouie, était mort : c’était sa jeunesse, souriante malgré ses malheurs. L’espérance venait de déserter son cœur. En la désertant, il avait causé un vide, un vide affreux et noir…

Elzébert, à son tour, prit la parole.

Ils étaient arrivés depuis trois jours à Golden Creek, Germain et lui, quand l’accident se produisit. C’était par une belle journée, toute dorée de soleil. Germain devait quitter le village ce jour-là. Tout près du village il y a une rivière où ils avaient laissé le