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LE ROMAN DES QUATRE

Il pesa du doigt sur un bouton électrique. Quelques secondes plus tard, le secrétaire du gérant pénétra dans la pièce.

— Faites venir à mon bureau M. Jean Béland, s’il vous plaît.

Ils étaient à causer de banalités quand entra Jean Béland, un jeune homme de 25 ans peut-être, ni beau ni laid, tout simplement quelconque.

— Pouvez-vous me dire, Monsieur Béland, questionna le gérant de la banque, si vous avez sur la liste de nos dépositaires un nommé Henri Morin ?

— Oui, monsieur, je puis vous le dire de mémoire, car son histoire ici est remarquable.

— Racontez.

— Eh bien ! avant hier, un homme vêtu en « lumberjack » est entré au bureau. Il s’est dirigé vers mon guichet et a exhibé un très gros rouleau de billets de banque.

— Je veux faire un dépôt, dit-il.

— Très bien, répondis-je.

— Je préparai moi-même le bordereau. Il y avait $27,000.00 exactement. Je fis les entrées dans le livret et lui présentai le livret de banque. Puis je ne le vis plus pendant cinq minutes après lesquelles il revint à moi.

— Voulez-vous accepter ce chèque ? me demanda-t-il.

Je regardai le montant. Le chèque était de $27,000.

— Mais cela annule votre compte, fis-je.

— Je le sais, répliqua-t-il, c’est ce que je veux.

Je lui fis signer la formule requise en l’occurrence et j’acceptai le chèque. Il disparut alors pour de bon.

Le gérant questionna.

— Avez-vous remarqué au nom de qui était fait le chèque ?

— C’était au nom d’une demoiselle.

— De mademoiselle Jeannette Chevrier ?

— Oui, justement, c’est ça.

— Reconnaissez-vous cela ?

Et le gérant mit le chèque dans les mains de Jean Béland.

— Eh ! oui, c’est bien ce chèque-ci que le lumberjack m’a présenté.

— Vous pouvez vous retirer.

Et Béland sortit, sans doute peu satisfait de partir sans avoir eu le mot de l’énigme.

Quand ils furent seuls, le gérant et Jeannette se regardèrent…

— Eh bien ! cette explication de mon commis vous éclaircit-elle le mystère ? questionna-t-il.

— Mais pas le moins du monde, monsieur.

Puis soudain :

— Oh ! s’écria-t-elle…

— Qu’y a-t-il !

— Ce n’est rien. J’ai cru avoir une lueur subite. Mais non, ce n’est rien, ce ne peut malheureusement qu’être rien, que rien de rien.

— Mais encore !

— Tiens voici… D’ailleurs j’ai besoin d’un confident. Ce mystère me torture l’esprit. Il y a quelques jours je reçus chez moi la visite de deux hommes vêtus en lumberjack, comme votre monsieur Béland l’a dit. Ils me dirent qu’ils s’appelaient Elzébert Mouton et Paul Durand. Imaginez ma stupéfaction. Jamais je n’avais même vu ces deux hommes. Ils m’annoncèrent, à brûle-pourpoint la mort de l’être qui m’était et qui m’est encore le plus cher au monde, de mon fiancé adoré, Germain Lafond. Une douleur atroce m’envahit. Ils disparurent et je ne les ai pas vus depuis. Mon Dieu ! Mon Dieu !…

La pauvre Jeannette éclata en sanglots.

Le gérant la consola de son mieux.

Quand la crise de larmes fut passée, il lui dit :

— Alors, comme ces deux hommes étaient vêtus en lumberjack et comme celui qui s’est présenté à la banque était aussi habillé de la même façon, vous supposez que l’un de ces deux hommes est celui qui vous a envoyé le chèque de $27,000 ?

— Oui, j’ai supposé pour un instant, monsieur ; mais je suis maintenant sûre qu’il n’y a là qu’une coïncidence banale. Car ces deux hommes ne me portent aucun intérêt. C’était d’ailleurs, comme je vous l’ai déjà dit, la première fois que je les voyais.

— Mais… et votre fiancé ?

— Oui, c’est vrai. Mon cher fiancé aurait pu, lui, m’envoyer cet argent. Il était si généreux. Mais il est mort, monsieur. S’il avait eu quelque chose à me léguer, il l’aurait fait par l’intermédiaire d’un notaire. Pourquoi m’aurait-il envoyé un inconnu ? Pourquoi ne m’aurait-il pas fait savoir que cet argent me venait de lui ? C’est incompréhensible, monsieur, incompréhensible !

— Adressez-vous à la police, alors.

— Oh ! non, monsieur, ce moyen me répugne. Comment pourrais-je traiter ainsi un homme, inconnu si vous le voulez, mais qui se manifeste à moi strictement en bienfaiteur ? Oh ! oui, j’aime mieux rester entourée de mystère que d’avoir recours à un moyen aussi bas.

— Vous avez peut-être raison.