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social idéal. Il y a en elle plus d’égoïsme que d’altruisme, plus de crainte que de force. Elle est plus souvent un principe de servitude que de libération.

Elle favorise l’esprit moutonnier et l’intelligence « vulpine » au détriment de l’intelligence vraiment humaine, elle engendre et conserve les mensonges de groupe et perpétue les fausses élites : elle anéantit le plus souvent la vraie force sous l’effort des médiocrites bien embrigadées, comme les Lilliputiens enchaînaient Gulliver sous la multitude de leurs minuscules liens. Toutes les fortes individualités, les plus utiles pourtant à la Société, ont eu peu de sympathie pour la solidarité.

L’individualiste Descartes réprouvait toute promesse par laquelle on retranche quelque chose de sa liberté[1], c’est-à-dire en définitive tout gage donné à la solidarité ambiante.

Concluons qu’il convient de faire les plus grandes réserves sur la solidarité comme principe social. La symbiose ou solidarité organique de M. Isoulet explique la formation des sociétés grégaires fondées sur une coopération inconsciente qui subordonne l’individu au groupe aussi étroitement que l’organisme vivant se subordonne la cellule ; mais elle ne peut expliquer la formation et l’existence de sociétés plus avancées caractérisées par ce que M. Bagehot appelle le « régime de la libre discussion » et par le sentiment de l’indépendance individuelle. Le lien social ne reste pas toujours semblable à lui-même au cours de l’évolution historique. Il tend, semble-t-il, à devenir moins fixe et moins rigide. On peut dire de lui ce que Guyau dit quelque part[2] des sanctions naturelles : c’est une « entrave mobile » qui peut devenir de plus en plus lâche, sans peut-être disparaître jamais complètement.

  1. Descartes, Discours de la Méthode, 3e partie.
  2. Guyau, Esquisses d’une Morale sans obligation ni sanction (Paris, F. Alcan).