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avait dit : « Vous n’avez donc pas peur ? » Mais moi j’avais entendu autre chose dans ses paroles. » Je t’aime ! je t’aime ! » me murmuraient son regard, sa main, et l’ombre et l’air paraissaient confirmer cet aveu. Katia fatiguée déclara qu’il était temps de rentrer. Je la plaignais, la pauvrette ! Pourquoi ne ressent-elle pas ce que nous ressentons ? Pourquoi le monde entier n’est-il pas jeune et heureux comme nous le sommes en cet instant ?

Nous rentrâmes, mais Serge Mikhaïlitch resta longtemps encore, quoique tout le monde dormît dans la maison et que son cheval piaffât impatiemment sous la fenêtre. Katia ne nous rappela point qu’il était tard, et nous causâmes de choses insignifiantes jusqu’à trois heures du matin. Il prit congé de moi comme d’habitude, sans rien me dire de significatif, mais je savais que depuis ce jour je ne le perdrais plus. Il était à moi. Aussitôt que je me fus avoué mon amour, je racontai tout à Katia, qui en fut touchée, mais elle alla se coucher tranquillement, tandis que moi je descendis dans le parc et parcourus les allées solitaires en me ressouvenant de chaque parole qu’il avait dite et de chaque mouvement qu’il avait fait. Je ne fermai pas les yeux de la nuit, et pour la première fois je vis le lever du soleil. Je n’ai plus eu dans ma vie une nuit et un matin semblables. Seulement, pourquoi ne me dit-il pas simplement qu’il m’aime ? Pourquoi invente-t-il des difficultés qui n’existent pas ? Pourquoi enfin perd-il un temps plus précieux que l’or, et qui peut-être ne reviendra jamais ? Qu’il me dise : « Je t’aime ! » qu’il prenne ma main dans les siennes, qu’il y cache sa tête en soupirant, et alors je lui avouerai tout, moi aussi. Non, je ne lui avouerai rien, mais je l’embrasserai,