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Katia alla coucher Sonia, et nous restâmes quelques instants seuls lui et moi dans la grande salle. Il me parla de mon père, me raconta de quelle façon ils étaient devenus amis, comme ils étaient heureux dans le temps où, toute petite, j’étais assise au milieu de mes poupées ; et dans son récit mon père m’apparut pour la première fois comme un homme simple, distingué et aimable. Il me questionnait sur les choses que j’aimais, sur les livres que je lisais, et sur mes projets d’avenir. Il n’était plus maintenant le plaisant taquin d’autrefois qui me faisait tour à tour pleurer et rire, mais un ami sérieux et aimant, pour lequel j’éprouvais de la sympathie et une estime profonde. Pourtant, en parlant je sentais une certaine gêne, j’avais peur que chacune de mes paroles ne lui déplût, et je désirais vivement mériter son affection que, sans le savoir, j’avais déjà conquise, par cela même que j’étais la fille de mon père.

Après avoir endormi Sonia, Katia revint, et commença à se plaindre devant lui de mon apathie et de mon désœuvrement maladif dont je m’étais bien gardée de lui souffler mot.

« Elle ne m’a donc pas confié le plus important, cette demoiselle ? » fît-il en me souriant avec un accent de doux reproche.

« Que pouvais-je raconter ? C’est un ennui qui passera, voilà tout. »

Et il me semblait en effet, à ce moment, que non seulement mon ennui passerait, mais qu’il était passé déjà, ou plutôt qu’il n’avait jamais existé.

« C’est mal de ne pas savoir supporter la solitude, dit-il. Êtes-vous ou n’êtes-vous pas encore une grande demoiselle ?

— Bien entendu, je le suis, répondis-je en riant.