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tout autre navire, les vents de bout étaient funestes au nôtre. L’Élisabeth était bonne marcheuse, mais très mauvaise louvoyeuse ; c’était un navire plat qui perdait en dérive la route qu’il semblait gagner, à en juger la direction, lorsqu’il allait au plus près. Avec tant de passagers, on eut bientôt des inquiétudes pour les vivres ; même il fallut nous mettre à la ration pour l’eau dont on s’aperçut qu’il ne restait plus que trois ou quatre pièces. Après avoir souffert, une première fois, de la faim, il nous fallait évidemment passer par la soif. Mais on n’en souffrit pas longtemps. À peine cette décision venait-elle d’être prise que le bon vent revint. Le surlendemain, nous étions en vue de Granville. Je vécus si exclusivement dans l’idée anticipée du débarquement que je ne vis rien autour de moi. En tout cas, je n’ai gardé le souvenir d’aucun phare aperçu dans la nuit ni d’aucune côte vue dans le jour. Je ne revois que la chaussée du port contemplée — avec quel amour ! — pendant les heures où nous attendîmes le flot qui devait nous conduire dans le bassin. On franchit les portes vers dix heures du matin. Je me vois encore mettant le pied à terre, étonné de me sentir si léger après avoir quitté mes grandes bottes et tout mon attirail de mer, étonné surtout qu’on ne remarque pas plus un héros de ma sorte. Je me portais comme une châsse et, sous mes grossiers vêtements de laine, j’étais aussi fier qu’un polytechnicien qui endosse pour la première fois l’uniforme. Ce fut dans ces sentiments que j’allai avec les autres, au bureau de l’armateur,