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tantôt un intermédiaire. Je n’ai guère besoin d’expliquer que ce sont les quarts extrêmes qui valent le mieux. Pour ne parler que de conditions normales, ce sont de dures nuits, par exemple, que celles qui, partant de neuf heures du soir pour finir à trois heures du matin, sont interrompues par les quarts de dix heures à minuit, ou de minuit à deux heures. Celui qui vous appelle a souvent fort à faire pour vous amener à prendre pied. Enfin, quand on y est, si la rêverie dit quelque chose, on peut s’en payer. — Seul dans la nuit claire ou noire, quand toutefois je ne me sentais pas envahir par le sommeil, j’en ai forgé des images… j’allais dire plus de tristes que de gaies, mais au fond je ne sais trop. D’abord il s’agit ici surtout de ma seconde année de pêche, où je fus bien moins malheureux ; — la première campagne, comme j’étais novice, je ne faisais le quart qu’accidentellement et pour remplacer des hommes malades. — Et puis la tristesse, comme la joie d’ailleurs, est chose bien relative. La vraie tristesse est le sentiment qui résulte de la contrainte de l’esprit ou de la liberté qui fait notre fond. La matière sur laquelle notre esprit joue importe peu, pourvu qu’il joue ; car il faut qu’il joue ; mais comme il ne le peut guère qu’avec les objets de son expérience journalière, on a le droit d’affirmer, pensons-nous, que même pour les gens profondément malheureux, la simple tristesse d’imagination est un bonheur. Toute âme agissante est heureuse : un triste qui rêve n’est donc plus triste, puisque son esprit se donne carrière.