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de feu qui est aussi une gorgée d’oubli. Un matelot me tire à part et me dit : « Il ne faut pas te laisser aller comme ça, mon grand garçon. Cela ne durera pas, et puis si cela durait, le navire serait bientôt chargé et la campagne finie. » Il m’est bien égal que le navire charge ou non ; mais je ne suis pas moins reconnaissant à celui qui vient de me témoigner quelque pitié. — J’aide à expédier les chaloupes, et je fais des vœux pour qu’elles ne rapportent plus tant de morues. Ensuite je descends dans la cale, où il faut remplir les mannes à boittes et, pour cela, me résoudre à plonger dans le sel mes mains brûlantes et tout écorchées par le travail de la veille. Que sera-ce donc dans quelques jours si cela continue ? La douleur me fait verser des larmes. Mais j’entends le second qui crie contre ma nonchalance, et pris subitement d’un accès de courage désespéré, je remplis mon office avec rage et j’ai fini très vite.

Les chaloupes sont revenues moins chargées : trois mille morues seulement ; mais c’est encore beaucoup trop pour moi. — On s’y prend mieux que la veille ; le travail s’expédie avec plus de rapidité. Cependant mes forces diminuent. Par moments je ne peux plus suffire à ma tâche. Je sens mes tempes se gonfler et mes oreilles bourdonner ; mais derrière mon dos, on agite le bâton — un manche de piquois, gros comme le poignet — afin, comme on dit, « de me donner de l’huile de bras. » Un instant je me bute, n’en pouvant plus. Les coups me font demander grâce. On rit de