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d’habitude mes auditeurs. « Tu vois ce siège, me dit-il ; eh bien, tu vas y monter et tu n’en bougeras que lorsque j’appellerai au loch ou à la manœuvre ; et si j’aperçois quelque feu avant toi, gare tes côtes ! »


Je fus ainsi rejeté sur moi-même, dans les réflexions tristes. Mais la souffrance physique me sauva du pessimisme imaginatif. Quand on a froid ou faim, le bonheur prend vite la forme d’un abri bien chaud ou d’un morceau de pain. Nous arrivions aux abords du grand Banc ; à défaut du plomb de sonde, le brusque changement de la température nous en avertissait : aux journées relativement douces de la traversée du Gulf Stream, succédaient les froids humides et pénétrants de ce pays de lourds brouillards, de brumes « à couper au couteau », comme on dit. Vous jugez si je me trouvais bien sur ma chaise improvisée à une hauteur de plus de deux mètres. Il était profondément inhumain — et d’ailleurs contraire à tout règlement — de me laisser des cinq heures durant, ainsi suspendu en l’air, comme vigie, ce dont je n’étais pas capable : un homme, même bien exercé, ne peut s’acquitter comme il faut d’une pareille tâche que si elle ne dure pas plus d’une heure : en mer, comme partout, il n’y a que les hommes habitués à voir qui voient. Quant à moi, sous la grêle, le givre, la neige, j’avais beau écarquiller les yeux avec la meilleure volonté du monde, — j’étais certain de ne rien voir. Quelquefois un matelot plus habitué, et charitable, venait me