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més à nourrir, travaille plus fort ; il travaille comme quatre, et il gagne vingt sous par jour ! Jamais il ne gagnera davantage, car s’il gagnait plus de vingt sous, M. Duroc et M. Magnon et M. Lampin ne pourraient pas vivre… Vingt sous ! Quelle honte ! et quelle misère pour quelques-uns !…

Lucien se tut. Les autres ayant tous fini de manger le regardaient, remués par ces paroles qui n’avaient jamais été dites autour de la table épaisse où s’étaient accoudés, depuis des années, tous les laboureurs du Pâtis. Séverin songeait à Delphine qui, depuis huit jours, ne pouvait plus guère bouger, à Delphine, brisée de corps et d’âme, au cinquième malheureux qui allait naître, à Louise, au bissac de toile. Quelque chose, à la gorge, le serrait à l’étrangler. Trop fier pour se plaindre, il aurait cependant voulu parler, crier sa colère pour se soulager un peu.

Alors, se souvenant de son langage de soldat devant ce monsieur qui parlait si couramment à la mode, ne trouvant pas d’ailleurs dans la langue paisible des villages les mots durs de révolte et de violence, il dit, soudain redressé, rouge de sa hardiesse, il dit comme autrefois dans la garnison lointaine, quand il apportait les gamelles au corps de garde :

— La crève ! C’est la crève ! n. de D… !

Mais ce n’était plus le beau clairon aux joues pleines et à la poitrine sonore, criant pour dominer le boucan de joyeux sans-souci.

Dès que s’éteignit la voix âpre, il y eut un silence respectueux.

Florentin maniait son couteau, la tête basse ; Lu-