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contre les irruptions soudaines de la pluie ? Eh bien ! pour tant de bienfaits, pour tant de services rendus à tous avec un zèle infatigable, je suis lapidé. A tant d’insultes qu’il me faut souffrir, ajoutez les reproches de mon maître. Je suis cause, dit-il, que son champ est rempli de cailloux ; et comme il en purge le sol, qu’il les ramasse et les rejette sur le chemin, il donne ainsi sans cesse au passant des armes contre moi. Aussi le froid, si odieux aux autres arbres, n’est utile qu’à moi seul. L’hiver, tant qu’il dure, m’est une garantie contre tout danger. Il est vrai qu’alors je suis nu ; mais c’est là ce qui me sauve ; car mes ennemis n’ont rien à m’enlever. Mais aussitôt que mes branches se couvrent de nouveaux fruits, les pierres tombent sur moi comme la grêle. On dira peut-être : « Ce qui s’étend sur le domaine public appartient au public. Or cet aphorisme est applicable aux grands chemins. » S’il en est ainsi, voyageur malfaisant, vole les olives, coupe les blés, arrache les légumes du champ voisin. Que ce même brigandage franchisse les portes de Rome et que ces murs, ô Romulus, en consacrent le droit. Que le premier venu prenne de l’argent sur l’étalage de telle boutique, des diamants dans telle autre, ici de l’or, là des pierreries ; qu’il s’approprie enfin toutes les richesses sur lesquelles il pourra mettre la main. Mais une telle licence n’existe pas ; et tant que César régira l’empire, tant qu’il veillera sur nos destinées, jamais homme ne volera impunément. Et ce n’est pas seulement dans l’enceinte de Rome que ce dieu a rétabli la paix ; il en a étendu les bienfaits sur le monde entier. Mais à quoi me sert tout cela, si, en plein jour et aux yeux du public, on m’accable de coups, et s’il ne m’est pas laissé au instant de repos ? Aussi ne voyez-vous jamais un nid suspendu à mes branches, un oiseau s’abriter sous mon feuillage : mais des pierres qui se tiennent attachées à mes rameaux fourchus, comme un vainqueur au fort qu’il a conquis ; c’est là tout ce qu’on y voit. Souvent, il est des crimes que le coupable peut nier ; souvent la nuit a déployé son voile sur bien des forfaits ; mais le suc de mon fruit me venge du ravisseur, qui se noircit les doigts en touchant son écorce. Ce suc est mon sang, et l’empreinte de ce sang est indélébile. Oh ! combien de fois, dégoûté de vivre si longtemps, n’ai-je pas désiré de mourir de sécheresse ! Combien de fois n’ai-je pas souhaité d’être renversé par l’ouragan en furie, ou violemment frappé de la foudre ! Et plût au ciel que la tempête enlevât mes fruits tout d’un coup ! ou que je pusse les faire tomber moi-même ! C’est ainsi, ô castor, [1] habitant des fleuves du Pont, qu’en débarrassant ton corps de la partie qui t’expose au danger, tu assures la conservation du reste ; mais moi, que puis-je

  1. Le castor abondait dans la province du Pont. Les anciens croyaient qu’il se châtrait lui-même. Pline le naturaliste dit, liv. VIII, ch. XLVII : « Easdem partes sibi ipsi Pontici amputant fibri, periculo urgente, oh hoc se peti gnari : castoreum id vocant medici. » Un écrivain, dans une note sur ce passage, s’exprime ainsi : « Comme Pline le reconnait lui-même, le castoréum ne consiste point dans les testicules du castor ; c’est une substance uhuileuse et fétide qui naît dans une glande adhérente au prépuce. Lorsque les conduits de cette glande sont gorgés de castoréum, il est possible que l’animal s’en débarrasse en se frottant contre des pierres ou des troncs d’arbre ; c’est ainsi que l’on aura dit qu’il abandonnait son castoréum aux chasseurs qui le poursuivent ; et, en vertu de la fausse opinion qu’on avait de la nature même du castoréum, on aura conclu que cet animal se mutilait lui-même. »