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tant est profonde l’empreinte des ravages que le temps m’a fait subir. C’est sans doute l’effet des années, aussi bien que le résultat des fatigues de l’esprit et d’un travail continuel. Si l’on calculait mes années sur le nombre des maux que j’ai soufferts, crois-moi, je serais plus vieux que Nestor de Pylos. Vois comme les travaux pénibles des champs brisent le corps robuste des bœufs ; et pourtant, quoi de plus fort que le bœuf ? La terre, dont le sein est toujours fécond, s’épuise, fatiguée de produire sans cesse ; il périra, le coursier qu’on fait lutter sans relâche dans les combats du cirque ; et le vaisseau, dont les flancs toujours humides ne se seront jamais séchés sur la grève, quelque solide qu’il soit d’ailleurs, s’entrouvrira au milieu des flots. C’est ainsi qu’affaibli moi-même par une suite de maux infinis, je me sens vieilli avant le temps. Si le repos nourrit le corps, il est aussi l’aliment de l’âme, mais un travail immodéré les consume l’un et l’autre. Vois combien la postérité est prodigue d’éloges envers le fils d’Eson[1], parce qu’il est venu dans ces contrées. Mais ses travaux, comparés aux miens, furent bien peu de chose, si toutefois le grand nom du héros n’étouffe pas la vérité. Il vient dans ce Pont, envoyé par Pélias[2], dont le pouvoir s’étendait à peine jusqu’aux limites de la Thessalie ; ce qui m’a perdu moi, c’est le courroux de César, dont le nom fait trembler l’univers du couchant à l’aurore[3]. L’Hémonie est plus près que Rome de l’affreux pays du Pont ; Jason eut donc une route moins longue à parcourir que moi. Il eut pour compagnons les premiers de la Grèce ; et tous mes amis m’abandonnèrent à mon départ pour l’exil. J’ai franchi sur un fragile esquif l’immensité des mers ; et lui voguait sur un excellent navire. Je n’avais pas Tiphys pour pilote ; le fils d’Agénor n’était pas là pour m’indiquer la route que je devais prendre ni celle que je devais éviter. Jason marchait sous l’égide de Pallas et de l’auguste Junon ; nulle divinité n’a protégé ma tête. Il fut secondé par les ressources ingénieuses de l’amour, par cette science que je voudrais n’avoir jamais enseignée. Il revint dans sa patrie, et moi je mourrai sur cette terre, si la terrible colère d’un dieu que j’ai offensé reste inflexible. Ainsi donc, ô la plus fidèle des épouses, mon fardeau est en effet plus lourd à porter que celui du fils d’Eson. Toi aussi, qu’à mon départ de Rome je laissai jeune encore, l’idée de mes malheurs t’aura sans doute vieillie. Oh ! Fassent les dieux que je puisse te voir telle que tu es ! que je puisse déposer sur tes joues flétries de tendres baisers, presser dans mes bras ton corps amaigri, et dire : "C’est son inquiète sollicitude pour moi qui l’a rendue si frêle ! ", te raconter ensuite mes souffrances, en mêlant mes larmes

  1. Le Danube seul séparait Tomes de la Colchide où Jason, fils d’Aeson, pénétra pour enlever la Toison d’or.
  2. Pélias, oncle paternel de Jason, qui régnait dans la Thessalie, craignant d’être détrôné par son neveu, l’envoya dans la Colchide pour y enlever la toison d’or.
  3. Les deux parties du monde, orientale et occidentale.