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LETTRE PREMIÈRE

À BRUTUS

Ovide, déjà vieil habitant de Tomes[1], t’envoie cet ouvrage des bords gétiques[2]. Accorde, ô Brutus[3], si tu en as le temps, l’hospitalité à ces livres étrangers ! Ouvre-leur un asile, n’importe lequel, pourvu qu’ils en aient un. Ils n’osent se présenter à la porte des monuments publics[4], de crainte que le nom de leur auteur ne leur en ferme l’entrée. Ah ! combien de fois, pourtant, me suis-je écrié : "Non, assurément, vous n’enseignez rien de honteux ; allez, les chastes vers ont accès en ces lieux." Cependant ils n’osent en approcher, et comme tu le vois toi-même, ils croient leur retraite plus sûre sous quelque toit domestique. Mais où les placer, me diras-tu, sans que leur vue n’offusque personne ? Au lieu où était l’Art d’aimer, et qui est libre aujourd’hui. Surpris de l’arrivée de ces nouveaux hôtes, peut-être voudras-tu en savoir la cause. Reçois-les tels qu’ils sont, pourvu qu’ils ne soient pas l’Amour. Si leur titre éveille moins de souvenirs lugubres, ils ne sont pas moins tristes, tu le verras, que leurs devanciers. Le fond en est le même, le titre seul diffère, et chaque lettre indique, sans nul déguisement, le nom de celui à qui elle s’adresse. Le procédé vous déplaît, à vous, sans doute, mais vous n’y pouvez que faire, et, malgré vous, ma muse courtoise veut vous visiter. Quels que soient ces vers, joins-les à mes œuvres ; fils d’un exilé, rien ne les empêche, s’ils ne blessent pas les lois, de jouir du droit de cité. Tu n’as rien à craindre ; on lit les écrits d’Antoine[5], et toutes les bibliothèques renferment ceux du savant[6] Brutus. Je ne suis pas assez fou pour me comparer

  1. Il y avait déjà quatre ans qu’Ovide était exilé. Le poète avait alors 56 ans. On peut voir la neuvième élégie du troisième livre des Tristes, sur l’origine du nom et de la ville de Tomes, dont, en général, il ne parle jamais que d’une manière un peu vague.
  2. Ovide place les Gètes sur la rive droite du Danube. Suivant Hérodote (liv. IV, ch. 93 ), ils habitaient les deux rives ; Tomes est donc située dans le pays des Gètes.
  3. On croit que ce Brutus auquel Ovide adresse sa première lettre des Pontiques était fils de celui qui poignarda Jules César dans le sénat, et qui se tua lui-même après la bataille de Philippes, qu’il perdit contre Auguste.
  4. Il s’agit ici des bibliothèques publiques. Ovide, dans la première élégie du liv. III des Tristes, se plaint déjà qu’un de ses ouvrages n’ait pas trouvé de place dans la bibliothèque du mont Palatin, et dans celle qui était dans le vestibule du temple de la Liberté.
  5. Marc Antoine était l’ennemi déclaré d’Auguste, qui souffrit et dédaigna ses injures. (Tacites Ann., liv. 4, ch. 34.)
  6. Cicéron nous apprend (Acad. II, liv. I, ch. 3) que Brutus n’était pas seulement un grand capitaine, mais aussi un des philosophes les plus célèbres de son temps.