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rieure dès le commencement de ma réclusion, car toutes les manifestations extérieures me blessaient et me remplissaient d’une tristesse indicible. Il m’arrivait quelquefois de haïr ces martyrs qui souffraient autant que moi. Je les enviais parce qu’ils étaient au milieu des leurs, parce qu’ils se comprenaient mutuellement ; en réalité, cette camaraderie sous le fouet et le bâton, cette communauté forcée leur inspirait autant d’aversion qu’à moi-même et chacun s’efforçait de vivre à l’écart. L’envie qui me bantait dans les instants d’irritation avait cependant ses motifs légitimes, car ceux qui assurent qu’un gentilhomme, un homme cultivé, ne souffre pas plus aux travaux forcés qu’un simple paysan, ont parfaitement tort… »

Les privations intellectuelles sont plus pénibles à supporter que les tourments physiques les plus effroyables. L’homme du peuple envoyé au bagne se retrouve dans sa société, peut-être même dans une société plus développée. Il perd son coin natal, sa famille, mais son milieu reste le même. Un homme instruit, condamné par la loi à la même peine que l’homme du peuple, souffre incomparablement plus que ce dernier. Il doit étouffer tous ses besoins, toutes ses habitudes, il faut qu’il descende dans un milieu inférieur et insuffisant, qu’il s’accoutume à respirer un autre air… C’est un poisson jeté sur le sable. Le châtiment est plus douloureux, plus poignant pour lui que pour l’homme du peuple.

« Quand je revins le soir à la maison de force après le travail de l’après-midi, fatigué, harassé, une tristesse profonde s’empara de moi. « Combien de milliers de jours semblables m’attendent encore ! toujours les mêmes ! » pensais-je alors. Je me promenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de la palissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup Boulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien du bagne, car le bagne a son