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ce milliard des émigrés, ce n’était pas un milliard, ce n’était que beaucoup de millions… Le milliard n’est véritablement entré dans la langue courante que depuis le traité de Francfort. Une aventure pareille !… Songez donc ! On perdrait la tête à moins… Alors, on se mit à faire l’Allemagne, à la construire… Chez nous, on n’est pas économe… on aime à manger bruyamment, à beaucoup boire… et on aime à bâtir. On mangea, on but, Dieu sait !… Et puis on bâtit !… On construisit des forts et des canons ; des ports, des navires et des canons ; des routes, des canaux et des canons… et puis des casernes, et puis des usines, et puis des palais, et toujours des canons. On rebâtit, du nord au sud, Berlin. Il fallait bien une capitale pour l’Empire qu’on venait de se donner… On rebâtit, du nord au sud, toute l’Allemagne… Il fallait bien des villes en harmonie avec la capitale qu’on bâtissait… Et l’on ne s’est pas arrêté de bâtir… On bâtit toujours, et de plus en plus grand. Le goût des statues colossales, des universités géantes, des gares-forteresses, des postes babyloniennes, des boutiques-cathédrales, des brasseries Walhalla, des casernes-abbayes, tout ce monumentalisme hyperbolique date de la Gründerzeit… Si la Gründerzeit disparaît peu à peu de l’âme des hommes, elle survit dans l’âme des pierres… Et Guillaume II, à qui ne manque plus, dans sa garde-robe, que l’uniforme du dieu Mercure, à qui le caducée irait bien mieux que les sabres et les aigles d’or de ses casques, date pourtant, lui aussi et tout entier, de ces années de mégalomanie, de ces ivresses de parvenus, avec leur enflure, leur tapage, leur clinquant, et leur grandeur de camelote. Il était bien jeune en 70, mais, quand on n’a pas en soi de quoi les refaire, on garde, toute sa vie, les idées qu’on vous a mises en tête avant vingt ans.