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Weil-Sée ne voyait point, mais qui me préoccupait… Comment eût-il deviné que notre présence dans cette rue déserte et morne, à une heure si tardive, pût gêner quelqu’un ?… Pourtant elle gênait probablement le couple, qu’après deux essais infructueux la promeneuse du trottoir venait de former avec un passant, replet, courtaud, dont je vis luire, dans l’ombre, le chapeau haut de forme.

Weil-Sée continuait :

— Croyez-moi… lancez-vous dans les spéculations supérieures… abordez le vaste champ des futuritions. Le passé est mort… le présent agonise, et demain il sera mort aussi… L’avenir… toujours l’avenir… rien que l’avenir… les hypothèses… les probabilités… ce qu’ils appellent l’irréalisable… à la bonne heure !… Travaillez… Le monde… le monde…

La femme avait entraîné son compagnon dans l’invisible, au fond de la rue.

Et Weil-Sée parlait, parlait… parlait… Mais son verbe n’était plus le même… Il s’enflait bien, un moment, mais pour retomber ensuite, flasque et mou, comme un ballon qui se dégonfle…

Depuis dix minutes, j’entendais des mots énormes s’élever, puis crever, s’évanouir, quand l’homme replet de tout à l’heure revint à passer, mais seul, de l’autre côté de la rue… Il marchait vite, la figure cachée dans le col relevé de son pardessus… Un reflet sur le devant, puis un reflet sur le derrière de son chapeau… et il disparut sans avoir, une seule fois, tourné la tête…

— La gnosticratie… mon cher… savez-vous bien que cette gnosticratie…

Ce fut alors que passa, en face de nous, toujours sous le même bec de gaz, l’active promeneuse qui se dandinait… Elle ne se doutait pas que nous décidions, en