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qui bousculait, en criant, les filles de toutes races… J’ai vu des matelots de tous pays, bras noués, entre les murs des ruelles, braillant et courant, comme de grands enfants fous… Je ne les ai pas vus qu’à Anvers, je les ai vus à Hambourg, au Havre, à Marseille, et, le samedi soir, je les ai vus surtout à Toulon. Tous les mêmes, d’où qu’ils viennent, tous pareils avec leurs mufles de poisson sur leurs cous nus… Et, dans les taudis pleins de fumées sonores, j’ai vu les brutes affalées, ceux qui n’avaient plus la force de boire… ceux qui n’avaient plus la force d’embrasser et de se battre… et des colosses endormis, débraillés, la tête roulant sur les genoux compatissants d’une négresse, qu’ornait, dans les cheveux, un peigne doré, et qu’habillait, aux reins, une mince écharpe de gaze rouge.

Je me rappelle, en ce temps-là, une négresse. C’était une Dahoméenne, de Kotonou. Son corps long, fin et souple, d’un noir profond, avait des transparences d’or. Elle reposait sur un matelas de soie jaune, nue, toute frottée de parfums violents qui vous prenaient à la gorge. Un gros dahlia pourpre fleurissait sa chevelure laineuse. Des anneaux de cuivre cerclaient ses bras. Et son rire était d’une blancheur aveuglante. Des coutelas à manche de bois peint, des masques de féticheurs, deux petites idoles de terre bleue, une cruche à long bec, couverte de dessins enfantins, ornaient l’étroite chambre… Elle savait un peu de français, n’ayant pas connu de l’Europe que les bouges d’Anvers… Toute jeune, elle avait servi, à Bordeaux, dans la famille d’un armateur, puis à Paris, dans une maison publique… Un commissionnaire en viande humaine l’avait emmenée à Anvers… Il y faisait trop froid. Il y faisait trop gris. Elle ne s’y plaisait pas.