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ABOIEMENTS DE FAUVES. GRONDEMENT DE RUINES.

Soudain, tous trois prêtèrent l’oreille. D’imperceptibles hurlements, un chant lugubre montaient de l’immensité. Des galops mous s’entendaient dans le lointain. Bientôt ce fut le vacarme d’une meute furieuse, le tumulte d’une invasion sauvage, bestiale, horrible.

« Les chiens ! les chiens ! » gémit Atanibé en claquant des dents.

Ils les connaissaient bien, ces chiens des grandes solitudes du Nord, gris et hirsutes. Souvent, dans leurs excursions à travers la ville, ils en avaient rencontré qui fuyaient à leur approche ou mettaient en fuite leur gibier. C’étaient des bêtes paisibles et inoffensives. Mais jamais ils ne les avaient vues ainsi courir par troupes. Et tout de suite ils comprirent le sens terrifiant de leurs rauques abois. Les bêtes avaient flairé de loin l’odeur des hommes et c’était, montant à l’assaut de leur agonie, l’immense et implacable armée de la Faim.

En deux coups de fusil, Tulléar abattit les trois premiers qui se montrèrent, la gueule sanglante, le poil hérissé, l’échine maigre et pelée. Ceux qui suivirent s’arrêtèrent pour dévorer les cadavres. Il y eut, un instant, un moutonnement de dos, une mêlée répugnante et hurlante.

Ce temps fut mis à profit. Les hommes quittèrent leur refuge et prirent du champ. Mais déjà la meute éventait leur fuite. En quelques bonds, les éclaireurs de la troupe étaient sur eux, les couraient comme des sangliers forcés, les mordaient d’une dent amortie par l’épaisseur des fourrures. On put, par bonheur, gagner un passage étroit où le flot des chiens se canalisait, pour ainsi dire. Fandriana, Tulléar, garantissant leur compagnon plus faible, avaient tiré leurs couteaux et, sans relâche, faisaient des trous sanglants dans la masse. Ceci dura quelques minutes peut-être et ne pouvait durer davantage sans mort d’homme. Fandriana eut l’épaule déchirée, Tulléar la main en sang. Le nombre des agresseurs croissait toujours. Et un vent furibond culbutait les dos osseux des chiens squelettiques, faisait voler, comme les projectiles d’une baliste, des blocs énormes de glace.

Et puis, tout à coup, ce fut un grand bruit sinistre, une secousse terrible, comme si le monde entier s’abîmait. Tout près des combattants en sueur, les oreilles bourdonnantes, une montagne de pierres s’abattit. Tulléar, qui levait un bras lassé pour l’égorgement d’un ennemi sans cesse renaissant, laissa retomber ce bras avec surprise. L’ennemi était en pleine déroute, glapissant, la queue entre les jambes. On aperçut encore quelques dos gris qui couraient, se perdant dans un paysage d’apocalypse, et les trois amis se retrouvèrent seuls, ahuris. Par quel miracle étaient-ils encore vivants, rouges de sang et en loques ? Comme si la tempête avait, dans son dernier effort, épuisé sa rage, il se faisait maintenant un calme extraordinaire, un silence inouï. À demi ensevelis sous des pierres, gisaient les corps broyés des chiens, par centaines… De la nourriture ! de la viande ! Le firmament lavé paraissait plus vaste, plus vide, comme si quelque géant dressé depuis toujours au-dessus des ruines s’était soudain effacé du ciel.

Il fallut plusieurs minutes aux hommes pour comprendre que la tour, la vieille tour dépareillée et branlante, au flanc de laquelle ils s’abritaient tout à l’heure, avait cessé d’exister.


ON RETROUVE UN PARISIEN VIVANT.

Vint le printemps, si l’on peut nommer de ces deux syllabes souriantes une atténuation des rigueurs de l’hiver qui permet à quelques végétaux de montrer leurs têtes vertes, poudrées de frimas au matin. On entendit se craqueler les glaces de la Seine. L’afflux des eaux vivantes disjoignit les blocs, les entraîna, comme des îlots effrangés et mouvants, vers la mer. Les phoques reparurent et s’étendirent au soleil sur les berges. À la pointe de la Cité, on voyait leur multitude s’ébattre en des jeux puérils. La transparence du lac de la Concorde révélait enfin l’Obélisque, couché au fond, comme une tombe submergée.

La ville se dévêtait lentement de ses robes d’hiver qui glissaient avec un frou-frou soyeux le long des murs pleurants. Quelques jours les grands cadavres des édifices furent à nu, puis l’herbe, les mousses les recouvrirent d’un duvet nouveau. Les bouleaux et quelques autres arbres allongeaient avec précaution leurs feuilles hors des bourgeons, comme de petits doigts timides. Et les rennes, par troupes, reniflant l’air, menèrent leurs faons nouveau-nés boire au fleuve, animèrent de leurs galopades folles les plaines herbues des Tuileries et du Luxembourg.

Les yeux des trois amis s’enchantèrent de ces aspects insolites. Du haut des tours de Notre-Dame, ils voyaient la Ville verdoyer, pleine de mouvement et de bruits, le ciel se couvrir d’ailes. Ou bien ils parcouraient les ruines dévoilées, riches de surprises.

Or, un jour, une apparition inopinée les stupéfia. Ils étaient entrés dans une sorte de cave pleine de recoins sombres, et dans l’un de ces recoins il leur sembla voir un homme, tout couvert de peaux de bêtes, à la façon des Esquimaux, qui les regardait