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l’association médicale

pect s’était révélé. Cette folle vision avait trouvé du crédit. Le parti politique des Mangeurs d’Herbe, soit croyance, soit pur intérêt, avait interprété l’événement dans le sens de ses aspirations. Comme les témoins de l’apparition étaient des femmes du peuple, l’opinion s’était répandue qu’un Être favorable aux revendications populaires s’était manifesté pour annoncer et préparer la perte des Mangeurs de Viande. Cet Être, le Maître du Feu, avait même, par la fumée qui sortait de sa bouche, indiqué le moyen de détruire un pouvoir exécré. Et dès l’aube, la basse classe ameutée avait suivi ce muet conseil en commençant d’incendier les demeures des riches.

La voix du petit être invisible prenait des intonations affolées en racontant des massacres… Et je croyais lire une longue page d’histoire, une trouble épopée populaire.

Je voyais l’émeute, née d’un événement si petit d’apparence, grandir en un moment et, grâce à ces extraordinaires et instantanées télégraphies qui courent sur la surface d’un peuple comme les ondulations sur la surface d’un lac où l’on a jeté un caillou, gagner en moins d’une heure, les frontières les plus éloignées, réveillant des passions diverses et les faisant hurler à l’unisson d’une haine unique. Les tâcherons, agitant leurs outils de travail, se ruaient à l’assaut des forteresses, sapaient les murailles, trucidaient, égorgeaient…

Mais leurs adversaires avaient l’autorité organisatrice, la supériorité de l’arme ; ils poussaient contre les multitudes en révolte des multitudes vassales. Des défections, des irrésolutions, des paniques soudaines hâtaient leur victoire. Les Vieillards, respectés du plus grand nombre et craints de tous, évoquant la colère du Maître de la Pinède dont l’Œil — c’était le phare — perçait les nuits les plus obscures, s’élançaient entre les deux partis et leurs paroles jetaient sur les colères l’eau glacée des terreurs surnaturelles.

Vers le soir, l’Autocrate inviolable, qu’il n’était permis que très rarement de voir, demi-dieu en qui les Mangeurs d’Herbe, tout comme leurs ennemis, mettaient opiniâtrement leur espoir, s’était montré, silencieux et sans arme, entouré de sa garde d’honneur, dans les rues de sa Ville ; et devenus soudain timides, les meneurs s’étaient laissés appréhender et brancher sans résistance devant le peuple qui criait : « Noël ! »

. . . . . . . . . . . . . . . .

Tout cela s’était passé entre le lever du soleil et son coucher et j’admirais l’existence électrique de ces diminutifs d’humanité pour qui le temps était d’une toute autre mesure que pour nous, et qui, en si peu d’heures, accomplissaient de si formidables choses à leur proportion ! Tels ces insectes dits éphémères, qui nés à l’aube, ont parcouru au crépuscule tout le cycle des combats et des amours et connurent les deux infinis de la souffrance et de la volupté.

Le Petit Homme, parlant à Dofre, sanglotait maintenant de nouveau.

— La désolation est sur nos têtes, pleurait-il, Ton peuple, ô Maître, est divisé. L’apaisement n’est qu’à la surface. Pardonne-moi l’offense de mes paroles ; il y a maintenant deux Maîtres dans la Pinède : Toi, et le vain fantôme ignivome que le peuple n’oubliera plus, qu’il dressera contre ses chefs et même contre Toi, au jour de sa colère. Sans doute le vent qui souffle de l’Ouest apporta-t-il les insinuations mauvaises et les vapeurs corruptrices du Dragon occidental, ennemi des hommes. C’est lui qui abusa les femmes par ses prestiges. Mais je crois que Tu es seul et que Tu peux tout.

Il y eut un silence.

Mané, tu es le juste en qui j’ai mis ma complaisance, dit enfin Dofre. Va et dis à ce peuple, sur les places des villes et les carrefours des routes, que mon cœur est irrité contre lui. Dis-lui qu’il renonce à ses erreurs, s’il ne veut pas que je le disperse comme l’orage disperse la poussière. Il n’y a d’autre Maître que moi et tout le reste n’est qu’imposture. Va !

Et il le congédiait d’un geste plein d’emphase. J’osai me lever et couler un regard par dessus l’autel. Je vis un bonhomme d’un pied de haut qui, se traînant sur les genoux et répandant sur les dalles une longue chevelure grise, reculait vers la porte. Quand il eut disparu dans la nuit, Dofre se tourna vers moi et, du ton le plus naturel :

— Quel musicien, dit-il, que ce Bach ! Un créateur, lui aussi. Il eût été mon ami… Encore cette fugue de tout à l’heure, voulez-vous ?

(À suivre).