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l’association médicale

environnantes. Mais, en réalité, cette masse provenait de ce que l’île avait une enceinte de murailles à pic, tout comme les châteaux des Mangeurs de Viande qui jalonnaient la campagne de leurs murs inquiétants et hostiles. Ici encore, je reconnus les vieilles traditions qui obligent l’homme à bâtir le cœur de ses cités sur les îles. Sans aucun doute, ce cœur battait là, derrière les remparts aveugles. C’était le Saint des Saints, le tabernacle, évidemment le lieu le plus curieux de la cité.

On y accédait par deux ponts rudimentaires, faits d’arbres abattus sur le lieu même et creusés comme des auges. Quelle que fût ma hâte, je crus prudent de ne pas emprunter ces ponts assurément commodes, mais qui devaient être gardés. Comme la rivière n’était pas un obstacle pour un homme de ma taille, j’ôtai ma chaussure et me risquai à y plonger mon pied nu. En me retroussant jusqu’à mi-cuisse, je trouvai le fond, sans mouiller mes vêtements. C’est de cette façon que je parvins à l’île et je me hissai sur le mur à la force des poignets. Quand je fus en lieu sec, je me rechaussai, ne me souciant pas, si la mauvaise fortune voulait que je fusse surpris par un naturel, de lui apparaître en ridicule équipage.

L’île, qui occupait à elle seule le quart de la superficie de la ville, se couvrait de demeures plus riches que toutes celles que j’avais déjà vues, les unes couvertes, comme d’une tapisserie, de délicates arabesques modelées dans le revêtement des murs, les autres montrant à nu la géométrie de charpentes vivement coloriées et hérissées d’ornements métalliques en pointes de diamant.

Chacune d’elle se désignait à l’attention par la dépouille d’un animal clouée sur la façade : des ossements rongés par les pluies, des ailes éployées, aux plumes frippées. Il paraissait que chacun des notables qui habitaient la citadelle insulaire tirait gloire de ces trophées comme nos nobles, à nous, de leurs écussons. La crête étroite de la muraille m’obligeant à une position incommode, je fus heureux de trouver à ma portée une large terrasse de blocage que j’éprouvai suffisamment solide pour m’y allonger commodément. Cette sorte d’esplanade devait recouvrir un fort bastion destiné, dans mon imagination, à défendre l’île contre les dangers venant d’amont. Au reste, à l’autre extrémité de l’île une masse noire haute d’au moins trois mètres, une vraie maison à loger des hommes, étonnait la vue et paraissait veiller sur ce troupeau d’habitations naines comme une poule géante sur des poussins d’un jour. J’en fis une citadelle plus considérable, mais comparable à celle que j’avais sous moi. L’île, comme une ancienne caravelle, portait donc un château de proue et un château de poupe.

Je n’aurais su mieux choisir mon observatoire. Accoudé sur le bord de la terrasse, à une saillie irrégulière semblant s’offrir tout exprès comme point d’appui, j’eus tout le loisir d’examiner les lignes fuyantes des maisons, les petites places frangées d’ombres ; même, tout près un monument… peut-être commémoratif de la lutte victorieuse de Mâlik le Grand contre le monstre…

Tout était parfaitement silencieux et endormi. J’avais l’ivresse de découvrir un nouveau monde, un monde inouï de petitesse, pourtant splendide, émouvant, humain. À ce spectacle je ne pouvais m’arracher.

Ainsi qu’un rêveur attardé qui s’est assis sur la terrasse déserte d’un cabaret et qui regarde paisiblement couler la nuit, je tirai ma pipe et fumai avec délice. En vain, l’astre du phare, très loin me rappelait l’obligation du retour… Réellement oublieux de ma taille, je pensais vivre à l’échelle des Petits Hommes qui avaient bâti cela. Pour reprendre une juste idée des proportions, je devais mesurer de l’œil les pins les plus proches, dont toute la ville me séparait, et dont l’altitude faisait ressembler toutes les maisons à des pierres au bord d’un ruisseau.

Une étincelle soudaine tomba de ma pipe. Je m’arrêtai de souffler de la fumée pour suivre la chute de la parcelle lumineuse. Elle chut sur mon accoudoir et s’éteignit. Machinalement, j’époussetai de la main cette surface qui prolongeait la lerrasse comme un gargouille au-dessus du vide. Elle rendit un son sec, un son d’os.

Énorme, sèche, spongieuse, brisée çà et là en éclats, percée de trous de vers, érigeant la vaine menace de deux boutoirs verdâtres, c’était une tête de sanglier. Le sanglier de Mâlik ! le sanglier de la Légende ! L’édifice sur le faîte duquel j’étais couché était donc le palais du souverain ! Le peuple entier de la Pinède obéissait à un