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l’association médicale

LES PETITS HOMMES DE LA PINÈDE

Par le Dr  Octave BÉLIARD
(Suite)[1]
CHAPITRE ii
Où l’on assiste à la naissance des petits hommes.

On faisait pauvre chère au château de Capdefou ; je m’en aperçus dès le premier soir, bien qu’après ma conversation avec le Docteur, je n’eusse guère l’esprit au dîner. L’ordinaire de la maison était celui des paysans et des moines : une soupe maigre, fort abondante à la vérité, dont on servait les légumes, à part, sur un plat ; et comme dessert, les fruits de la saison. De temps en temps, ce menu invariable se corsait d’un lapin ou d’un poulet domestique, d’un oiseau que le vieux Barnabé avait pris au lacet sur la lande. C’était aussi Barnabé qui boulangeait la farine apportée par le solennel fourgon, et qui cultivait le jardin, faisant en somme tout l’ouvrage de la maison réduit au strict nécessaire.

Pendant ce dîner qui fut court — M. Dofre n’étant point de ces hommes qui prolongent les repas par des conversations familières les coudes sur la table — je ne le quittai pas du regard et je ne prononçai pas une parole. Il m’effrayait. Ce que j’avais aperçu de sa science et de son œuvre, tout en m’émerveillant, m’apparaissait comme inhumain et blasphématoire.

Pas de doute, le petit être dont je venais d’examiner les restes avait dû être produit expérimentalement par lui… Qu’un homme eût le pouvoir de modifier, de réviser la création de Dieu, quel sujet d’admiration ! qu’il eût usé de cette puissance en repétrissant la glaise humaine dont lui-même était né, pour lui donner une forme suivant son caprice, quel sujet d’horreur ! Les pensées que m’avait suggérées la vue de l’incroyable squelette se heurtaient si tumultueusement sous mon crâne, que j’en vins à les exprimer tout haut. Ce fut au moment où nous nous levâmes pour regagner le cabinet du docteur Dofre.

— A-t-on le droit… m’écriai-je distraitement.

Dofre s’arrêta pour m’inspecter avec curiosité.

— Qu’est-ce que le droit ? me dit-il. Une règle de conduite qui s’applique au commun des hommes et aux circonstances ordinaires. Ce n’est pas l’enfreindre que d’agir à sa guise dans tous les cas imprévus. Quand on crée un ordre nouveau, n’y est-on pas maître ?

— Mais… il est des lois qui interdisent la mutilation, et, en général, les attentats contre la forme humaine.

— Je ne suis pas un vivisecteur. Vous avez vu ce qui reste d’un nain sorti de mes mains, réalisé par mon art. Était-il mutilé ou difforme ? C’était un petit homme parfaitement constitué et parfaitement sain, puisqu’il a vécu. Je n’attente point contre la forme, mais contre la dimension. Qui me prouvera que c’est un crime ?

— C’en est un de retrancher un être humain de son espèce, de l’affaiblir, en réduisant sa capacité d’aimer et de vivre en société de ses semblables. Il n’a plus de semblables ! c’est un isolé comme le monstre, l’incurable, l’infirme, l’eunuque.

Le Docteur sourit.

— Et s’il n’était pas isolé, s’il avait des semblables, une famille, une race ? Si cette race de Nains compensait l’infériorité de la taille par d’autres qualités que n’ont point les hommes tels que nous : une agilité merveilleuse, une intelligence très subtile, une incroyable fécondité ? Si cette race, née et développée dans un coin ignoré du monde, montrait des aptitudes suffisantes pour en espérer l’empire, pour lutter victorieusement contre les autres races humaines, penseriez-vous encore que ce fût un crime de l’avoir créée ?

Ce fut à mon tour de sourire.

— Ah ! dis-je, du moment que vous raisonnez sur

  1. Voir l’Association Médicale, nos 6 et 7.