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l’association médicale

montants de la bibliothèque. Son visage était remarquablement beau. Du jeune homme qu’un portrait m’avait fait connaître, il gardait le front volumineux et bossué, le nez en bec d’aigle, le regard profond et dur. Le reste des traits disparaissait sous une barbe divisée, extrêmement blanche, et sous les boucles des cheveux éployées jusque sur les épaules. L’ensemble offrait un aspect de dignité suprême et de suprême puissance, et faisait penser au Dieu sévère des temps bibliques tel que les peintres le font apparaître à Moïse sur le Sinaï. J’étais intimidé par ses yeux graves qui me dévisageaient.

— Oui, dit-il, c’est bien vous que j’attends. Vous ressemblez à votre père.

« C’était un curieux esprit, ajouta-t-il, mais ce n’était qu’un homme. Il ne m’a pas pardonné d’avoir délaissé l’Espèce et la morale de l’Espèce. S’il avait vu, il m’aurait justifié. Vous… vous verrez. Et puis, au reste…

Il esquissa un geste d’indifférence.

— Mon père est mort, fis-je.

— Ah !

Sans plus se soucier de moi, il se mit à arpenter le cabinet d’un pas tremblant, le front lourd de pensées. Cette pièce était vraiment magnifique. On sentait que toute la vie de la demeure s’était concentrée là. C’était le réduit d’un savant, mais aussi d’un artiste. J’ai dit le luxe du bureau ; celui des sièges n’était pas moindre. Et par une large baie, le soleil, traversant les fines aiguilles des pins tout proches, venait caresser d’anciennes et admirables reliures, des tableaux de maîtres florentins et flamands, des bouddhas énigmatiques dont le bronze s’allumait çà et là de lueurs d’or. Le pied foulait d’épaisses fourrures de tigres et d’ours blancs. Les appareils même dont use la science pour ses investigations étaient de vrais bijoux. Je voyais à la fois un laboratoire et un musée.

— Vous m’avez fait comprendre, hasardai-je, que je vous inspirais quelque intérêt. Puis-je en connaître la nature ?

Le vieillard s’arrêta dans sa promenade et, de nouveau, abaissa sur moi son regard de Père Éternel.

— J’ai le plus profond dédain pour les savants, dit-il. Ce sont des perroquets qui répètent tous la même chanson, presque avec les mêmes mots. C’est la faute de ce psittacisme, si le progrès n’est que mécanique et si le mystère des Causes reste entier. Faute de génie, on consent à ne plus expliquer, à ne plus créer ; on classe, et bêtement comme des collectionneurs de village. J’ai voulu faire autre chose et c’est pourquoi je me suis isolé. Mes jours, à présent, sont accomplis et mon œuvre est finie.

« Il y a quelque mois, sur un journal qui enveloppait un paquet — c’est de cette façon, une fois chaque année, que me parviennent les nouvelles — j’ai lu le résumé de votre thèse et j’ai pensé revenir de ma mauvaise opinion sur les hommes de maintenant. Il y avait là, enfin, des idées, un goût marqué de l’aventure scientifique, une ébauche de création, intéressante quoique timide. J’ai cru que vous pourriez me succéder, d’autant que, pour vos débuts, vous avez abordé les problèmes sur lesquels je me suis penché toute ma vie.

— Quoi ? les Nains…

— Oui. Vous avez obtenu expérimentalement, avec l’aide du hasard — souveraine divinité des laboratoires — des individualités naines de plusieurs espèces. Ont-elles vécu ?

— Non.

— C’est fâcheux. Mais la preuve est faite. On peut créer des Nains. Et vous en êtes resté là ?

— Mais… oui… Avec un programme pour des études ultérieures. Si je reproduis un phénomène naturel, j’en tiens la cause. Ainsi, le mécanisme de la croissance étant élucidé, il me reste à tirer des conclusions qui puissent être utilisées par le puériculteur, l’hygiéniste, le thérapeute…

— Ah ! fit simplement le Docteur qui recommença à se promener de long en large.