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Spencer ne s’aperçoit-il pas que son argumentation ne tient pas debout ? Il dit que la guerre entre les espèces est la cause de l’évolution, c’est-à-dire de l’apparition des types plus parfaits. Depuis l’âge paléozoïque, toutes les espèces, sans distinction, ont été soumises à la pression de la lutte pour l’existence. Comment se fait-il que certaines espèces aient évolué et abouti à un être aussi élevé que l’homme, tandis que d’autres sont restées à la phase la plus rudimentaire de la vie ? La lutte pour l’existence n’est donc pas la seule cause qui fait évoluer les espèces. Il y en a d’autres encore, que nous ne connaissons pas.

Mais cette objection, de l’ordre biologique, n’est pas celle qui intéresse le plus la sociologie. Au point de vue de cette dernière science, la proposition de Spencer est faite pour remplir d’un profond étonnement. On reste stupéfait en voyant un philosophe si célèbre faire preuve d’un simplicisme si extrême. Il parle des luttes entre animaux et puis, sans aucune solution de continuité, il dit : « De même dans les sociétés. » Sans la moindre hésitation, il fait un saut prodigieux ; il passe au-dessus d’un véritable abîme. Certes, si le dicton : comparaison n’est pas raison, a jamais été applicable, c’est bien dans cette circonstance ; car il y a des dissemblances énormes entre les luttes d’individus d’espèces différentes, au sein de l’animalité, et les luttes d’individus semblables, au sein de l’humanité. Je disais tout à l’heure que les darwiniens oublient l’existence de l’univers. La proposition de Spencer démontre que, si ce philosophe n’oublie pas précisément l’existence de l’univers, il oublie l’un des faits les plus répandus qui s’y puissent observer, à savoir que les êtres vivants se trouvent les uns à l’égard des autres dans des rapports d’une complexité inouïe, allant de l’antagonisme le plus irréductible à la solidarité la plus absolue. De ce que certains rapports se sont établis entre animaux d’espèces différentes, il ne s’ensuit nullement