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Tandis que le héros considérait et mesurait de tous ses regards l’élégant frontispice, le jardin royal, les bas-reliefs, tant de superbes sculptures, de pierres rayonnantes et de métaux éblouissants, Hémathion[1] paraît assis sur un coursier à la crinière hérissée ; il quittait la place publique où il venait de juger les différends du peuple. Il était roi de Samos de Thrace, séjour de Mars, du droit de la reine Électre sa mère, dont il habitait le palais ; et il régnait seul, en place de son frère Dardanus, depuis le jour où celui-ci, abandonnant sa patrie, était allé régner aussi sur les plaines du continent opposé. Là, traçant avec la charrue un sillon sur la poussière de l’Ida, il avait donné son nom aux tours élevées de la cité Dardanienne ; il avait ainsi quitté pour les rives de l’Heptaporos[2] et pour les courants du Rhésos l’héritage de sa mère, et laissé le royaume des Cabires à son frère Hémathion. C’est ce même Dardanus que fit naître Jupiter, que nourrit et éleva la déesse Dicé[3], le jour où les Heures se hâtèrent de porter la couronne du Dieu, son manteau héréditaire et le sceptre de l’Olympe dans la maison royale d’Électre, présageant ainsi d’avance l’empire impérissable des Romains. Elles élevèrent l’enfant, et, dès que sa tige eut produit l’épi fleuri de la jeunesse, par un oracle irrévocable de Jupiter, il quitta le palais de sa mère. C’était l’époque où pour la troisième fois les pluies diluviennes, élevant leurs torrents comme des tours, inondèrent les fondements du monde.

La première épreuve fut le déluge où Ogygès fendit les airs, domaine du Soleil, de ses eaux bruyantes, et recouvrit la terre en entier. La montagne de Thessalie en fut cachée jusqu’à la cime ; et les neiges du pic de la Scythie furent assaillies par des flots neigeux.

Il y eut un second déluge lorsque les ondes envahissantes submergeant le globe dans leur cours furieux, Deucalion, avec sa compagne et sa contemporaine Pyrrha échappèrent seuls dans le creux d’une arche à la mort universelle ; et quand, roulant sur des vagues bouleversées par une inondation inexplicable, ils naviguèrent et tournèrent dans les eaux comme dans les airs.

Enfin, une troisième fois la pluie de Jupiter engloutissant d’abord les bases du sol, puis surmontant les promontoires, couvrit les arides penchants des montagnes de Sithonie, et l’Athos lui-même ; c’est alors que Dardanus fendit les courants du déluge, et aborda sur les cimes voisines de l’antique Ida.

Cependant son frère, le chef de la Thrace neigeuse, Hémathion, qui vient de quitter les bruyants débats de la place publique, admire le port du héros chez qui une robuste jeunesse marie le double éclat de la noblesse et de la beauté. Il le contemple, car les yeux des rois expérimentés sont par nature de silencieux explorateurs ; il le prend par la main, et lui offre, avec le consentement d’Électre, l’hospitalité. Puis, flattant l’étranger d’une parole satisfaite et affectueuse, il orne sa table des mets nombreux et

  1. Hémathion.— Voici ce que dit sur Électre et Hémathion un commentateur anonyme, qui a fait jadis en grec, avec beaucoup de savoir, pour Apolionius de Rhodes ce que j’essaye en ce moment en français pour Nonnos : « C’est à Samothrace que demeurait Électre, la fille d’Atlas ; les habitants la nommaient Stratége ; Hellanique l’appelle Électryone. Elle eut de Jupiter trois enfants : Dardanus, qui alla bâtir Troie, et que les indigènes nomment Polyarque ; puis Éétion, qu’ils appellent Jasion, qui fut frappé de la foudre pour avoir outragé Cérès ; et enfin Harmonie, que Cadmus épousa. » (Schol. sur le v. 916 du 1er livre des Argon.) Je ferai seulement observer que mon prédécesseur a méconnu le rôle de Jasion, époux de Cérès. La déesse l’aima autant qu’elle en était aimée ; et, dans la religion des Cabires ou même des Hellènes, cet hymen était une allégorie de l’union du travail ou de l’agriculture avec la santé. Jasion, de ἰᾶσθαι, guérir.
  2. L’Heptaporos, le fleuve aux sept gués, en a sans doute bien davantage aujourd’hui, puisqu’il se cache, comme son frère Rhésos, sous quelqu’un de ces petits ruisseaux sans nom échappés de l’Ida, que j’ai enjambés, sans me douter de leur gloire homérique, en me rendant du tombeau d’Achille aux Dardanelles.
  3. Dicé. — Dicé, la justice, divinité auxiliaire de Thémis, ou Thémis elle-même, vierge allégorique. « Que Dicé éclate, » s’écrie Euripide, « qu’elle s’avance avec son glaive ! Divinité vengeresse, qu’elle perce de part en part l’impie, l’ennemi des lois, l’injuste fils d’Échion, né de la terre. » (Eurip., Bacch., v. 992.)