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LE LIVRE DE MA VIE

d’armée est prêt à donner son sang pour moi… »

Quelle solitude encore dans le chemineau auguste et silencieux des routes de Grasse, de Grenoble, de Lyon, qui marche lourdement, se hâte, boite, tombe, se relève, voit peu à peu les paysans et le petit peuple grossir de sa masse importante son mince cortège du début et s’entend héler avec une familière ferveur par cette foule bigarrée, mêlant l’appellation de Sire au tutoiement de la suprême tendresse !

Soir de Grenoble, où une part de tous les mâles du monde, sauf de Russie et d’Angleterre, le fusil sur l’épaule, montés sur des chevaux robustes, eurent devant eux un homme petit et fatigué, qui s’était avancé seul, sans arme et sans escorte, pour interroger tristement ses anciens soldats, écarter le revers de son manteau terni et leur désigner la place de son cœur ! Une seule balle traversant l’espace, comme on voit en été un papillon unique étinceler entre des champs de luzerne et l’azur infini, eût suffi à coucher sur le sol ce corps lassé, éternel, et eût terminé son destin. La muraille humaine, que Napoléon avait interpellée brièvement, préféra se jeter aux genoux du proscrit. Tremblants d’amour et d’une sorte d’incrédule et maternelle ivresse, les hommes s’accrochaient à lui, le palpaient, s’assuraient de sa présence. couvraient de baisers sa personne. On assista au culte rendu jadis à Cybèle, aux fêtes dionysiaques