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C’était comme l’obscurité profonde qui va s’éclaircir parce que l’aube est là, comme le gazouillement presque insaisissable de l’hirondelle qui pressent la venue de l’aurore, comme le premier rayon de soleil qui, dans un instant, séchera les larmes de la nuit dans le calice des roses encore endormies.

— Est-ce qu’elle va déjà l’oublier ? demanda un soir Jacques à M. de Boutin. Marguerite était aujourd’hui distraite et préoccupée. Quoi ! même dans le cœur si pur et si bon de cette enfant, voilà le souvenir qui s’affaiblit ! Ô nature humaine ! que tu es partout la même, perfide et inconstante !

Le juge eut un triste sourire.

— Vous et moi, Jacques, dit-il, nous n’oublierons jamais, parce qu’à nos âges, après les tristesses et les douleurs de la vie, ce qui se grave en nos âmes devient indélébile. Ce que nous voulions hier, nous le voudrons demain avec la même énergie ; ce que nous aimons nous l’aimerons toujours, notre voie est tracée sans que rien nous en puisse détourner !

Mais empêchez l’oiseau de se pencher hors du nid après l’orage et de désirer voler vers les nuages bleus où était la mort une heure avant !…

Empêchez l’eau qui dort tranquille dans nos prés verts, de briser ses digues et de courir vers l’Océan qui l’engloutira !… Empêchez la terre de germer et de fleurir après l’hiver !… Tout cela, Jacques, vous sera peut-être plus facile que d’empêcher la fille de seize ans d’oublier le chagrin le plus sincère, pour sourire à la vie et rêver à l’amour !

Jacques tressaillit et eut une étrange expression de surprise et d’effroi.

— L’amour ! répéta-t-il tout troublé ; qui donc pourrait-elle aimer ?