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L’ESPRIT LIBRE

sur la terre ? Il a aujourd’hui le devoir de se méfier, de regarder toujours de travers, comme s’il voyait des abîmes de suspicion. — On me pardonnera ce tour d’esprit macabre, car j’ai appris moi-même, depuis longtemps, à penser autrement, à avoir une évaluation différente sur le fait de duper quelqu’un et d’être dupé, et je tiens en réserve quelques bonnes bourrades pour la colère aveugle des philosophes qui se défendent d’être dupés. Eh pourquoi pas ! Ce n’est qu’un préjugé moral de croire que la vérité vaut mieux que l’apparence. C’est même la supposition la plus mal fondée qui soit au monde. Qu’on veuille bien se l’avouer, la vie n’existerait pas du tout si elle n’avait pour base des appréciations et des illusions de perspective. Si, avec le vertueux enthousiasme et la balourdise de certains philosophes, on voulait supprimer totalement le « monde des apparences » — en admettant même que vous le puissiez — il y a une chose dont il ne resterait du moins plus rien : de votre « vérité ». Car y a-t-il quelque chose qui nous force à croire qu’il existe une contradiction essentielle entre le « vrai » et le « faux ? » Ne suffit-il pas d’admettre des degrés dans l’apparence, des ombres plus claires et plus obscures en quelque sorte, des tons d’ensemble dans la fiction, — des valeurs différentes, pour parler le langage des peintres ? Pourquoi le monde qui nous concerne ne serait-il pas une fiction ? Et si quelqu’un nous disait : « Mais, la fiction néces-