Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
38
LE GAI SAVOIR

ô mes frères ? Comprenez-vous cette nouvelle loi du flux et du reflux ? Nous aussi nous aurons notre temps !

2.

La conscience intellectuelle. — Je refais toujours à nouveau la même expérience, et, toujours à nouveau, je regimbe contre mon expérience ; je ne veux pas y croire, malgré son évidence : la plupart des hommes manquent de conscience intellectuelle ; il m’a même semblé parfois qu’avec les revendications d’une telle conscience on se trouvait solitaire, comme dans un désert, dans les villes les plus populeuses. Chacun te regarde avec des yeux étrangers et continue à manier sa balance, appelant telle chose bonne, telle autre mauvaise ; personne ne rougit lorsque tu laisses entendre que les unités dont on se sert n’ont pas leur poids trébuchant, — on ne se révolte pas non plus contre toi : tout au plus rira-t-on de tes doutes. Je veux dire : la plupart des hommes ne trouvent pas méprisable de croire telle ou telle chose et de vivre conformément à ces choses, sans avoir au préalable pris conscience des raisons dernières et certaines, pour ou contre elles, et sans même s’être donné la peine de trouver ces raisons ; les hommes les plus doués et les femmes les plus nobles font encore partie de ce grand nombre. Mais que m’importent la bonté de cœur, la finesse et le génie, lorsque l’homme qui possède ces vertus tolère en lui des sentiments tièdes à l’égard de la foi et du jugement, si le besoin de certitude n’est pas