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ticulier il me faut parler en faveur des utilitaires, — ils ont si rarement raison que c’est à faire pitié ! C’est pourtant l’utilité, et une très grande utilité que l’on avait en vue, dans ces temps anciens qui donnèrent naissance à la poésie — alors qu’on laissa pénétrer dans le discours le rythme, cette force qui ordonne à nouveau tous les atomes de la phrase, qui enjoint de choisir les mots et qui colore à nouveau la pensée, la rendant plus obscure, plus étrange, plus lointaine : c’est là, il est vrai, une utilité superstitieuse ! On voulut graver les désirs humains dans l’esprit des dieux au moyen du rythme, après que l’on eut remarqué qu’un homme retient mieux dans sa mémoire un vers qu’une phrase en prose ; par le tic tac rythmique on pensait aussi se faire entendre à de plus grandes distances ; la prière rythmique semblait s’approcher davantage de l’oreille des dieux. Mais avant tout on voulait tirer parti de cette subjugation élémentaire qui saisit l’homme à l’audition de la musique ; le rythme est une contrainte ; il engendre un irrésistible désir de céder, de se mettre à l’unisson ; non seulement les pas que l’on fait avec les pieds, mais encore ceux de l’âme suivant la mesure, — et il en sera probablement de même, ainsi raisonnait-on, de l’âme des dieux ! On essaya donc de les forcer par le rythme et d’exercer une contrainte sur eux : on leur lança la poésie comme un lacet magique. Il existait encore une représentation plus singulière, et celle-ci a peut-être contribué le plus puissamment à la formation de la poésie. Chez les Pythagoriciens la poésie apparaît comme enseignement philosophique et