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NIETZSCHE CONTRE WAGNER

que j’ai mal interprété, on voit également de quoi j’ai enrichi Wagner et Schopenhauer — de moi-même… Tout art, toute philosophie doivent être considérés comme remèdes et encouragements à la vie en croissance ou en décadence : ils supposent toujours des souffrances et des souffrants. Mais il y a deux sortes de souffrants, d’abord ceux qui souffrent de la surabondance de vie, qui veulent un art dionysien et aussi une vision tragique de la vie intérieure et extérieure, — et ensuite ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie et qui demandent à l’art et à la philosophie le calme, le silence, une mer lisse, ou bien encore l’ivresse, les convulsions, l’engourdissement. Se venger sur la vie elle-même — c’est là, pour de tels appauvris, l’espèce d’ivresse la plus voluptueuse !… Au double besoin de ceux-ci Wagner répond aussi bien que Schopenhauer. — Ils nient la vie, ils la calomnient et par cela même ils sont mes antipodes. — L’être chez qui l’abondance de vie est la plus grande, Dionysos, l’homme dionysien, ne se plaît pas seulement au spectacle du terrible et de l’inquiétant, mais il aime le fait terrible en lui-même, et tout le luxe de destruction, de désagrégation, de négation ; — la méchanceté, l’insanité, la laideur lui semblent permises en quelque sorte, tout comme elles le sont dans la nature, par suite d’une surabondance qui est capable de faire de chaque désert un pays fertile. C’est au contraire l’homme le plus souffrant, le plus pauvre en force vitale qui aurait le plus grand besoin de douceur, d’aménité, de bonté — de ce qu’on appelle aujourd’hui humanité —, en pensée aussi bien qu’en action, et si possible d’un