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L’ANTÉCHRIST


qui veulent aboutir à conserver et à augmenter la valeur de la vie ; il est, tant comme multiplicateur que comme conservateur de toutes les misères, un des instruments principaux pour la surrection de la décadence, — la pitié persuade du néant !… On ne dit pas « le néant » : on met en place « l’au-delà » ; ou bien « Dieu » ; ou « la vie véritable » ; ou bien le nirvâna, le salut, la béatitude… Cette innocente rhétorique, qui rentre dans le domaine de l’idiosyncrasie religieuse et morale, paraîtra beaucoup moins innocente dès que l’on comprendra quelle est la tendance qui se drappe ici dans un manteau de paroles sublimes : l’inimitié de la vie. Schopenhauer était l’ennemi de la vie, c’est pourquoi la pitié devint pour lui une vertu… On sait qu’Aristote voyait dans la pitié un état maladif et dangereux qu’on faisait bien de déraciner de temps en temps au moyen d’un purgatif : la tragédie, pour lui, était ce purgatif. Pour protéger l’instinct de vie, il faudrait en effet chercher un moyen de porter un coup à une accumulation de pitié, si dangereuse et si maladive comme elle est représentée par le cas de Schopenhauer (et malheureusement aussi par celui de toute notre décadence littéraire et artistique, de Saint-Pétersbourg à Paris, de Tolstoï à Wagner), afin de la faire éclater… Rien n’est plus malsain, au milieu de notre modernité malsaine, que la pitié chrétienne. Être médecins dans ce cas, implacables ici, diriger le scalpel, cela fait partie de nous-mêmes, cela est notre façon d’aimer les hommes, par elle nous sommes philosophes, nous autres hyperboréens ! ———