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LE CRÉPUSCULE DES IDOLES

45.

Le criminel et ses analogues. — Le type du criminel c’est le type de l’homme fort placé dans des conditions défavorables, l’homme fort rendu malade. Il lui manque de vivre dans une contrée sauvage, dans une nature et une forme d’existence plus libres et plus dangereuses, où subsiste de droit tout ce qui, dans l’instinct de l’homme fort, constitue son arme et sa défense. Ses vertus sont mises au ban par la société : les instincts les plus vivaces qu’il apporte en naissant, se confondant aussitôt aux actions dépressives, le soupçon, la crainte, le déshonneur. Mais voilà presque la formule de la dégénérescence physiologique. Celui qui est obligé de faire secrètement ce qu’il sait le mieux, ce qu’il préfère, secrètement et avec une longue tension, avec précaution et avec ruse, en devient anémique ; et parce que ses instincts ne lui font récolter que dangers, persécution, catastrophe, sa sensibilité se retourne contre ses instincts — et il se sent la proie de la fatalité. C’est dans notre société docile, médiocre, châtrée qu’un homme près de la nature, qui vient de la montagne ou des aventures de la mer, dégénère fatalement en criminel. Ou presque fatalement : car il y a des cas où un tel homme se trouve être plus fort que la société : le Corse Napoléon en est l’exemple le plus célèbre. Pour le problème qui se présente ici, le témoignage de Dostoïewsky est d’importance — de Dostoïewsky le seul psychologue dont, soit dit en passant, j’ai eu quelque chose à apprendre ; il fait partie des hasards les plus heureux de ma vie, plus