Page:Nietzsche - Le Crépuscule des Idoles - Le Cas Wagner - Nietzsche contre Wagner - L'Antéchrist (1908, Mercure de France).djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
217
LE CRÉPUSCULE DES IDOLES


pour nous, n’est pas en « bonne odeur », voilà qui nous fait venir de bien tristes pensées. — En Angleterre on ne l’entend pas non plus autrement, mais cela ne troublera personne. À l’Anglais deux voies sont ouvertes pour s’accommoder du génie et du « grand homme » : la voie démocratique à la façon de Buckle, ou bien la voie religieuse à la façon de Carlyle. — Le danger qu’il y a dans les grands hommes et dans les grandes époques est extraordinaire ; l’épuisement sous toutes ses formes, la stérilité les suit pas à pas. Le grand homme est une fin ; la grande époque, la Renaissance par exemple, est une fin. Le génie — en œuvre et en action — est nécessairement gaspilleur : qu’il se gaspille c’est là sa grandeur… L’instinct de conservation est en quelque sorte suspendu ; la pression suprême des forces rayonnantes leur défend toute espèce de précaution et de prudence. On appelle cela « sacrifice », on vante son « héroïsme », son indifférence à son propre bien, son abnégation pour une idée, une grande cause, une patrie : des malentendus, que tout cela… Il déborde, il se répand, il se gaspille, il ne se ménage pas, fatalement, irrévocablement, involontairement, tout comme l’irruption d’un fleuve par-dessus ses rives est involontaire. Mais puisque l’on doit beaucoup à de tels explosifs on les a gratifiés, en retour, de bien des choses, par exemple d’une espèce de morale supérieure… Telle est la reconnaissance de l’humanité : elle comprend à contre-sens ses bienfaiteurs. —