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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

cer vers lui le dieu dont les souffrances étaient déjà siennes. Inconsciemment, cette image du dieu qui, par un charme magique, flottait devant son âme, il la reportait sur le visage masqué et convertissait en quelque sorte cette réalité en une irréalité surnaturelle. Ceci est l’état de rêve apollinien, où le monde réel se couvre d’un voile, et dans lequel un monde nouveau, plus clair, plus intelligible, plus saisissant, et pourtant plus fantomal, naît et se transforme incessamment sous nos yeux. Aussi constatons-nous dans le style de la tragédie un contraste frappant : la langue, la couleur, le mouvement, la dynamique du discours, apparaissent, dans la lyrique dionysienne du chœur, et, d’autre part, dans le monde de rêve apollinien de la scène, comme des sphères d’expression absolument distinctes. Les apparences apolliniennes, dans lesquelles s’objective Dionysos, ne sont plus, comme la musique du chœur, « une mer éternelle, une effervescence multiforme, une vie ardente » ; elles ne sont plus ces forces naturelles seulement ressenties, non condensées encore en images poétiques, et par lesquelles le serviteur enthousiaste de Dionysos pressent l’approche du dieu : maintenant, la clarté et la précision de la forme épique lui parlent de la scène ; ce n’est plus par des forces occultes que s’exprime à présent Dionysos, mais, comme héros épique, presque dans le langage d’Homère.