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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

la puissance de cette vision est assez forte pour éblouir le regard et le rendre insensible à l’impression de la « réalité », au spectacle des hommes civilisés rangés en cercle sur les gradins. La forme du théâtre grec rappelle celle d’une vallée solitaire : l’architecture de la scène apparaît comme un halo de nuées lumineuses que les Bacchantes, qui vont rêvant à travers les montagnes, aperçoivent des hauteurs, cadre glorieux au milieu duquel se révèle à leurs yeux l’image de Dionysos.

Cette apparition primordiale artistique, que nous présentons ici comme explication du chœur tragique, est presque choquante pour nos idées savantes sur le mécanisme élémentaire de l’art, alors que rien ne peut être plus certain que le poète est poète seulement parce qu’il se voit entouré de figures qui vivent et agissent devant lui, et qu’il regarde au plus profond de leur âme. Par une impéritie particulière de nos facultés d’imagination moderne, nous sommes enclins à nous représenter le phénomène esthétique primordial comme trop compliqué et trop abstrait. La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais bien une image substituée, qui plane réellement devant ses yeux, à la place d’une idée. Le caractère n’est pas pour lui quelque chose de composé de traits isolés et rassemblés, mais une personne vivante, qui l’obsède et s’impose à lui, et qui ne se distingue de la vision analogue du peintre que