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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

ressentons à l’apparence, à la vision, par cette félicité libératrice qui naît pour nous de la forme extérieure, de l’apparence. Il est aussi peu possible au poète de l’épopée dramatisée qu’au rapsode épique de s’identifier d’une manière absolue avec ses images. Ce poète demeure toujours un contemplateur immobile, au regard calme et pénétrant qui voit les images devant lui. Dans l’épopée dramatisée, l’acteur reste toujours, jusqu’au plus profond de son être, un rapsode ; il est l’Oint du rêve intérieur, un caractère sacré plane sur toutes ses actions, de sorte qu’il n’est jamais tout à fait acteur.

Qu’est l’œuvre d’Euripide au regard de cet idéal du drame apollinien ? C’est, en face du solennel rapsode de l’époque antique, ce chanteur nouveau et plus jeune qui, dans le Ion de Platon, nous décrit en ces termes sa propre nature : « Lorsque je dis quelque chose de triste, mes yeux se remplissent de larmes ; mais si ce que je dis est horrible et épouvantable, mes cheveux se dressent sur ma tête et mon cœur bat. » Ici, nous ne découvrons plus rien de ce sentiment épique d’absorption dans l’apparence extérieure, plus rien du sang-froid et de l’insensibilité intime du véritable acteur qui, juste au moment que son jeu nous émeut le plus vivement, est entièrement apparence et joie à l’apparence. Euripide est l’acteur au cœur qui bat, aux cheveux dressés sur la tête ; il esquisse le plan