Page:Nietzsche - L’Origine de la Tragédie.djvu/115

Cette page a été validée par deux contributeurs.
111
L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

de la tragédie eschyléenne ; combien nous nous sentîmes déroutés en face du chœur et du héros tragique de cette tragédie, qui nous semblaient inconciliables aussi bien avec nos idées courantes que d’ailleurs avec la tradition, — jusqu’à ce que nous eussions reconnu, dans cette dualité même, l’origine et l’essence de la tragédie grecque, l’expression collective de ces deux impulsions artistiques, l’esprit apollinien et l’instinct dionysiaque.

Rejeter cet élément dionysien originel et tout-puissant hors de la tragédie, et réédifier celle-ci sur la base exclusive d’un art, d’une morale et d’une idée du monde non-dionysiens, — c’est ce qui nous apparaît maintenant, avec une évidence lumineuse, comme étant la tendance d’Euripide.

Euripide lui-même, au soir de sa vie, a soumis à ses contemporains, de la manière la plus expresse et sous la forme d’un mythe, la question de la valeur et de la portée de cette tendance. Avant tout, le dionysiaque doit-il subsister ? Ne faut-il pas employer la violence pour le chasser du domaine hellénique ? Certes, répond le poète, si cela était possible ; mais le dieu Dionysos est trop puissant. L’adversaire le plus habile — tel Penthée dans les Bacchantes — est frappé à l’improviste par ses sortilèges et court à sa destinée fatale. Le poète vieilli semble partager l’opinion des deux vieillards Cadmus et Tirésias et penser avec eux que la désapprobation des plus sages ne saurait détruire ces