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OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

ceux d’autrefois et d’aujourd’hui). Mais les Français sont trop sérieux pour l’humour — surtout pour cette façon humoristique de prendre l’humour. — Est-il besoin d’ajouter que, parmi tous les grands écrivains, Sterne est le plus mauvais modèle, l’auteur qui peut le moins servir de modèle, et que Diderot lui-même a dû pâlir de sa témérité ? Ce que veulent les bons auteurs français, en tant que prosateurs, et ce que voulurent, avant eux, quelques Grecs et quelques Romains (et ils y sont arrivés), c’est exactement le contraire de ce que veut Sterne. Et celui-ci s’élève, comme une exception magistralement exécutée, au-dessus de ce qu’exigent d’eux-mêmes les écrivains artistes de tous les temps : la discipline, la limitation du cadre, le caractère, la persistance dans les intentions, la possibilité de dominer le sujet, la simplicité, l’attitude dans le développement, l’allure. — Malheureusement, l’homme Sterne semble avoir été trop parent de l’écrivain Sterne : son âme d’écureuil bondissait de branche en branche, avec une vivacité effrénée ; il n’ignorait rien de ce qui existait entre le sublime et la canaille ; il s’était perché partout, faisant toujours des yeux effrontés et voilés de larmes et prenant sans cesse son air sensible. Si la langue ne s’effrayait d’une pareille association, on pourrait affirmer qu’il possédait un bon cœur dur, et, dans sa façon de jouir, une imagination baroque et même corrompue, — c’était presque la grâce timide de l’innocence. Un tel sens de l’équivoque, entré dans l’âme et dans le sang, une telle liberté d’esprit remplissant toutes les fibres et tous les mus-