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HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

étranger, pour l’écarter de tout ce qu’il laisse derrière lui — ses soucis, ses amis, ses lettres, ses devoirs, ses sottises, les tourments de sa mémoire — pour lui apprendre à tendre les mains et les sens vers une nourriture nouvelle, un nouveau soleil et un nouvel avenir ; ainsi je me suis forcé, médecin et malade tout à la fois, à un climat de l’âme, contraire à mon âme ancienne, et non encore expérimenté ; je me suis forcé surtout à une excursion lointaine à l’étranger, dans ce qui est étrange, à une curiosité tendue vers toute espèce de choses étranges… Il s’en suivit un long vagabondage, fait de recherches et de changements, une répugnance contre toute espèce d’arrêt, contre les lourdes affirmations et négations ; de même une diététique et une discipline qui rendraient aussi facile que possible à l’esprit de courir au loin, de voler haut et, avant tout, de s’envoler toujours à nouveau. De fait, c’était là un minimum de vie, une séparation de toute convoitise grossière, une indépendance au milieu de toutes sortes de disgrâces extérieures, avec la fierté de pouvoir vivre au milieu de ces disgrâces ; un peu de cynisme peut-être, quelque chose du fameux « tonneau », mais certainement aussi le bonheur du grillon, la sérénité du grillon, beaucoup de silence, de lumière, de folie très subtile, d’exaltation cachée — tout cela finit par produire un grand affermissement intellectuel, une joie et une plénitude grandissantes dans la santé. La vie elle-même nous récompense de notre volonté opiniâtre vers la vie, de cette longue guerre, telle que je l’ai menée alors, contre le pessimisme de la lassitude ;