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fait taire toutes les objections, pour pouvoir offrir aux pèlerins de la nouvelle Jérusalem l’éloquent bréviaire de Richard Wagner à Bayreuth.

En écrivant ainsi l’apologie du musicien, Nietzsche prend congé du maître de sa jeunesse. Par un suprême effort de sa volonté (les brouillons qui ont été conservés démontrent son point de vue négatif), il dresse un monument de piété et d’admiration à celui qu’il, a déjà cessé d’estimer. Ce décompte avec le passé est une véritable œuvre de libération. L’artiste, quand il idéalise sa souffrance, se débarrasse des liens d’une passion malheureuse. Ainsi Nietzsche idéalisa Wagner, pour oublier que l’homme qui avait été « le plus grand bonheur de sa vie » fut aussi celui qui le déçut le plus cruellement. Oublier, le put-il jamais complètement ? Il devait au contraire penser sans cesse à cette amitié qui lui avait procuré les fortes émotions de sa vie. Et quand, plus tard, dix ans après la brouille définitive, il écrivit le Cas Wagner, le mot amitié revient encore et sans cesse sous sa plume. « J’ai aimé et vénéré Wagner plus qu’il ne le fut jamais », écrit le philosophe en 1888. Faut-il un autre commentaire à ces quelques notes de sévère critique que l’on va lire, au cours desquelles Nietzsche, par amour de la vérité, démolit l’idéal de sa jeunesse ? — h. a.

1.

Wagner tente de renouveler l’art en s’appuyant sur la seule base qui existe encore, sur le théâtre : là les masses sont encore véritablement émues et ne s’en font pas accroire comme dans les musées et les concerts. À vrai dire, il s’agit de masses grossières, et toute tentative de dominer de nouveau la théâtrocratie est apparue jusqu’à présent comme vaine. Problème : l’art doit-il continuer à être l’apanage d’une secte et vivre dans l’isolement ? Est-il possible de l’amener à la domination ? C’est là qu’il faut chercher la signification de Wagner ; il essaie de se procurer la tyrannie à l’aide des masses théâtrales. Sans doute, si Wagner avait été Italien, serait-il parvenu à atteindre son but. L’Allemand n’a aucune estime pour l’opéra, qu’il considère toujours comme quelque chose d’importé,