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raît ; sa naissance fut un défi à toutes les coutumes établies ; ses parents portent la peine d’avoir été unis par un lien contraire à l’ordre de la nature et à la coutume. Ils périssent, mais Siegfried vit. A la vue de son magnifique développement et de son splendide épanouissement le flot de dégoût se retire peu à peu de l'âme de Wotan. Il suit des yeux les destinées du héros, avec un amour et une sollicitude paternels. Comment Siegfried forge son épée, tue le dragon, s’empare de l’Anneau, échappe à la ruse la plus raffinée et réveille Brunehilde ; comment la malédiction qui pèse sur l’Anneau ne le ménage pas plus que les autres, et l'enserre de plus en plus près ; comment, fidèle dans l'infidélité, blessant par amour ce qu’il aime le plus, il est envahi par les ombres et les brumes du crime, mais finit par s’en dégager, resplendissant, tel le soleil, pour disparaître et mourir, en allument dans le ciel un immense et radieux incendie qui purifie le monde de la malédiction... le dieu voit tout cela, lui dont la lance souveraine s’est brisée dans la lutte avec le plus libre des hommes et qui s'est vu ravir sa puissance ; il le voit et son cœur se remplit de joie à cause de sa propre défaite, de sympathie pour le triomphe et la souffrance de son vainqueur. Son regard embrasse les derniers événements avec un bonheur douloureux, il est devenu libre par amour et il s'est délivré de lui-même.

Et maintenant, interrogez votre conscience, homme d’aujourd’hui ! Ce poème a-t-il été composé pour vous ? Vous sentez-vous le courage d'étendre la main vers les étoiles de ce firmament de beauté et de bonté pour vous écrier : «C’est notre vie que Wagner a ainsi transportée dans les cieux l »