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rons le temps et la volonté d’être sérieux, profondément sérieux ! Tout le bavardage et tout le bruit que la civilisation a fait entendre jusqu’à présent au sujet de l’art doivent nous faire maintenant l’effet d’un empressement impudent. Nous devons nous faire un devoir du silence, du silence dont les Pythagoriciens faisaient vœu pour cinq ans. Qui de nous n’aurait pas souillé ses mains et son cœur au contact de l’idolâtrie honteuse de la culture moderne. Qui n’aurait besoin des eaux lustrales ? Qui pourrait ne pas entendre la voix qui lui crie : tais-toi et sois pur ! Se taire et être pur ! Ce n’est qu’en tant que nous sommes de ceux qui entendent cette voix que nous sera accordé le regard souverain dont nous avons besoin pour contempler l’événement de Bayreuth. Et c’est de ce regard seul que dépend le grand avenir de cet événement.

Lorsqu’en ce jour de mai de l’année 1872 la première pierre eut été posée sur la colline de Bayreuth, alors que le ciel était sombre et que la pluie tombait à torrents, Wagner monta en voiture avec quelques-uns d’entre nous, pour regagner la ville ; il se taisent et le long regard qui semblait plonger en lui-même lui donnait une expression que les paroles ne sauraient rendre. Ce jour—là il entrait dans sa soixantième année. Tout ce qui lui était arrivé jusque-là n’était que la préparation de ce moment. On sait qu’en face d’un grand danger ou d’une décision importante pour leur existence, certains hommes peuvent, au moyen d’une vision intérieure infiniment accélérée, faire repasser devant leurs yeux leur existence tout entière, et en reconnaître, avec une rare précision, les détails les plus éloignés,