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AURORE

rieures du peuple, jaillit, de temps en temps, de sources inépuisables. L’heure revient toujours à nouveau, l’heure où les masses sont prêtes à sacrifier leur vie, leur fortune, leur conscience, leur vertu pour se créer cette jouissance supérieure et pour régner, en nation victorieuse et tyranniquement arbitraire, sur d’autres nations (ou du moins pour se figurer qu’elles règnent). Alors les sentiments de prodigalité, de sacrifice, d’espérance, de confiance, d’audace extraordinaire, d’enthousiasme jaillissent si abondamment que le souverain ambitieux ou prévoyant avec sagesse, peut saisir le premier prétexte à une guerre et substituer à son injustice la bonne conscience du peuple. Les grands conquérants ont toujours tenu le langage pathétique de la vertu : ils avaient toujours autour d’eux des masses qui se trouvaient en état d’exaltation et ne voulaient entendre que des discours exaltés. Singulière folie des jugements moraux ! Lorsque l’homme a le sentiment de la puissance, il se croit et s’appelle bon : et c’est alors justement que les autres, sur lesquels il lui faut épancher sa puissance, l’appellent méchant ! Hésiode, dans sa fable des âges de l’homme, a peint deux fois de suite la même époque, celle des héros d’Homère, et c’est ainsi que d’une seule époque il en a fait deux : vue par l’esprit de ceux qui se trouvaient sous une contrainte épouvantable, sous la contrainte d’airain de ces héros aventureux de la force ou qui en avaient entendu parler par leurs ancêtres, cette époque apparaissait comme mauvaise : mais les descendants de ces générations chevaleresques vénéraient en elle le bon