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C’est pourquoi j’attends ici, rusé et moqueur, sur les hautes montagnes, sans être ni impatient ni patient, mais plutôt comme quelqu’un qui a désappris la patience, — puisqu’il ne « pâtit » plus.

Car ma destinée me laisse du temps : m’aurait-elle oublié ? Ou bien, assise à l’ombre derrière une grosse pierre, attrape-t-elle des mouches ?

Et en vérité j’en suis reconnaissant à ma destinée éternelle, qu’elle ne me pourchasse et ne me pousse point et qu’elle me laisse du temps pour faire des farces et des méchancetés : en sorte qu’aujourd’hui j’ai gravi cette haute montagne pour y prendre du poisson.

Un homme a-t-il jamais pris du poisson sur de hautes montagnes ? Et même si ce que je veux là-haut est une folie : il vaut mieux cela que si là en-bas je devenais solennel et vert et jaune à force d’attendre —

— bouffi de colère à force d’attendre comme le hurlement d’une sainte tempête qui vient de la montagne, comme un impatient qui crie vers les vallées : « Écoutez ou je vous frappe avec les verges de Dieu ! »

Non que j’en veuille à cause de cela à de pareils indignés : je les estime juste assez pour que j’en rie ! Je comprends qu’ils soient impatients, ces grands tambours bruyants qui auront la parole aujourd’hui ou jamais !

Mais moi et ma destinée — nous ne parlons pas à « l’aujourd’hui », nous ne parlons pas non plus à « jamais » : nous avons de la patience pour parler, nous en avons le temps, largement le temps. Car il faudra pourtant qu’il vienne un jour et il n’aura pas le droit de passer.