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Ce spectacle amusant ne commença pour moi qu’au moment du dîner ; et malheureusement pour mon lecteur, il sera souvent exposé au retour de ce même moyen de voir et d’apprendre ce qui intéressait alors ; mais il sait bien que je n’ai pas le choix des occasions, et j’espère que la variété des tableaux lui fera supporter la monotonie du cadre.

Dans celui que je vais retracer, on voyait sur le premier plan un homme d’une taille imposante, dont le regard audacieux rappelait autant l’insolence d’un petit gentilhomme que la fierté d’un grand démocrate ; plus galant que poli, il affectait le langage léger, et ne parlait des affaires publiques qu’en témoignant sa répugnance pour ce genre de conversation. Cependant c’était lui qui tenait alors les rênes du gouvernement en dépit des quatre autres despotes, qui auraient pu les lui disputer. L’un d’eux, qui se trouvait placé à la gauche de madame T***, n’avait pas l’air d’un athlète capable de soutenir le moindre combat en faveur de la liberté, aussi ne s’était-il réservé que celle de créer une religion de fantaisie qui pût remplacer toutes les autres tant que durerait la Révolution. Fort heureusement pour sa nouvelle secte, le ciel, qui destinait l’illustre fondateur de celle des théophilanthropes à rétablir le culte divin dans une république, l’avait fait naître à Angers plutôt qu’à Sparte, où, pour se conformer à la loi du pays, on l’eût jeté à l’eau dès son arrivée dans le monde, sans se douter qu’un petit bossu pût jamais devenir un grand prêtre. Rien n’était plus plaisant que sa fureur de convertir, si ce n’est la gravité de ceux qui se croyaient obligés d’écouter ses longs discours sur la nécessité de reconnaître un Dieu. Au milieu de ces mystiques accès de théophilanthropie qui faisaient pâlir d’ennui les convives, j’en remarquai un qui me parut l’écouter avec tous les signes d’un profond dédain. Ce jeune homme, d’une figure très-remarquable, était placé près de la porte à côté du fils de madame de B***, femme déjà connue par sa grâce et son amabilité. Il était facile de s’apercevoir que cette amabilité était particulièrement appréciée par un colonel d’artillerie et un poëte tragique qui s’efforçaient à l’envi de lui plaire, et que cette lutte garante importunait au dernier point le silencieux jeune homme ; en vain les plus doux