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— À un chanoine ? m’écriai-je tout surpris.

— Eh oui donc ! à M. l’abbé de V***. Ah ! n’ayez pas peur, il vous recevra bien ; mais il ne faut pas lui dire qu’il est chanoine, ça le fâche.

— Eh ! comment sais-tu tout cela, mon enfant ?

— Ce n’est pas malin, vraiment : est-ce que la vieille Marion, qui fait la cuisine de M. l’abbé, n’est pas ma grand’mère ? Est-ce que nous ne demeurons pas dans la cabane, à côté de la petite chapelle où il dit la messe en cachette tous les dimanches ? Mais voyez-vous, monsieur, ajouta-t-elle d’un air mystérieux, il ne faut pas répéter ça, car, dans le pays, on lui ferait peut-être du mal, et ma grand’mère me gronderait.

— Sois tranquille. Quel âge a ta grand’mère ?

— Soixante-quinze ans, monsieur. Moi, j’en ai douze.

— Elle pourrait l’avoir vu[1] ! m’écriai-je.

— Qui ça, monsieur ?

— Eh ! Jean-Jacques.

— Jean-Jacques ? Lequel, notre cousin, ou le vigneron ?

— Je ne parle pas de ton cousin.

— C’est que, voyez-vous, monsieur, par ici, presque tous les garçons s’appellent comme ça.

Je fus content de cet hommage rendu par les paysans des Charmettes à celui qui avait illustré pour jamais leur hameau, en disant simplement que ce lieu fut témoin des seules années heureuses de sa vie ; car la plupart des villageois qui portent ce nom savent tout au plus qu’il était celui d’un homme dont les étrangers viennent en foule visiter la demeure ; mais ces visites sont toujours l’occasion de quelques aumônes, et le pauvre qui ne sait pas lire bénit le nom du grand écrivain qui lui attire chaque jour de nouveaux bienfaits. Il le donne à son fils pour en conserver le souvenir, sans se douter des titres qui le rendent impérissable. Ainsi, après avoir plaidé toute sa vie la cause des malheureux, la mémoire de ce grand philosophe les protége encore.

Avec quel doux recueillement je pénétrai dans son asile !

  1. Rousseau avait vingt-quatre ans, lorsqu’il vint s’établir avec madame de Warens aux charmettes, en 1736.