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vait bientôt valoir, je n’en pouvais faire un meilleur usage. Me voilà donc établi à l’orchestre à côté d’un grand homme maigre dont la coiffure et les manières semblaient avoir traversé la Révolution sans avoir subi le moindre changement. À ses fréquentes salutations, je vois qu’il connaît beaucoup de monde ; on lui parle de tous les côtés ; il répond d’une voix enfantine aux reproches qu’on lui adresse, dit mahame aux femmes, mon cher aux hommes, à l’un qu’il est maladret de ne pas l’avoir rencontré, à l’autre qu’il a crevé un geval pour l’aller voir, et cent petits mots de ce genre qui suffisent pour instruire chacun du temps et du lieu où l’on a vécu.

J’avais grand désir d’entrer en conversation avec un voisin aussi répandu ; mais je n’osais lui adresser la parole avant de lui avoir inspiré quelque considération pour moi, soit par une politesse ou une simple réflexion qui lui prouverait mon savoir-vivre. Un jeune homme placé à ma gauche servit merveilleusement mes projets, en me faisant plusieurs questions sur des personnes distinguées qui arrivaient dans une loge, et que je me trouvai connaître pour les avoir vues souvent chez madame de Révanne.

L’ex-vicomte de S*** ne pensa point qu’on pût savoir les noms de tant de gens comme il faut sans être dans leur intimité, et dès ce moment il me traita avec une sorte de confiance qui voulait dire : Je le vois bien, vous êtes des nôtres.

L’erreur était flatteuse ; et je ne songeai plus qu’à la prolonger en jouant de mon mieux le rôle de ci-devant. À la faveur de quelques regrets sur le temps passé et de beaucoup d’épigrammes sur le temps présent, l’illusion fut complète ; mon plus jeune voisin la partagea aussi, et il s’établit bientôt entre nous trois un certain commerce de médisance, où la gaieté mit encore plus de fonds que la malice.

      Innocuos censura potest permittere lusus.

M. de L*** qu’un de ses amis appela par son nom fort à propos pour me l’apprendre, nous confia qu’il arrivait du Bengale, et que deux années de séjour dans ce beau pays