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lorely.

tant d’ambition, et ce que j’écris ici ne deviendra peut-être jamais un chapitre de livre ; il passait à Strasbourg, en effet, le voyageur lointain et sérieux, qui nous abandonne l’Europe, parce qu’il a choisi l’Orient, quand il m’a lancé cette phrase dédaigneuse. Et, certes, nous sommes bien hardis de parler de voyage, nous autres Parisiens craintifs, qui flânons tout au plus sur un rayon de deux cents lieues ; autant vaudrait recommencer encore le Voyage à Saint-Cloud par terre et par mer, ce beau chef-d’œuvre humoristique du temps passé, dont l’auteur n’avait pas prévu que ce même trajet pourrait un jour s’accomplir aussi par fer, d’une façon non moins périlleuse. Bade est le Saint-Cloud de Strasbourg. Le samedi, les Strasbourgeois ferment leurs boutiques et s’en vont passer le dimanche à Bade ; c’est aussi simple que cela. Cette circonstance n’ôte-t-elle pas quelque chose à l’auréole aristocratique des eaux de Baden-Baden ? Les grisettes du jardin Lips coudoient, au bal du samedi, les comtesses de l’Allemagne et les princesses de la Russie, car la présentation au Cercle des étrangers, dont on fait si grand bruit à Bade, n’exclut guère que les femmes en bonnet, les ouvriers en veste et les militaires non gradés.

Me voilà donc partant un samedi, comme un simple Strasbourgeois, mais partant en poste à une heure, sur une route encombrée de voitures. Il s’agit seulement d’arriver le soir même et de pouvoir s’habiller pour le bal. Nous traversons les marchés, nous brûlons ce qui sert de pavé à Strasbourg, simple cailloutage, que le polonceau menace d’envahir ; nous longeons l’arsenal et ses six cents canons, empilés dans les cours comme des saumons de plomb ; nous suivons l’Ille aux eaux verdâtres bordée de militaires qui pêchent toute la journée, amorçant leurs lignes avec des sauterelles, moyen économique, qui leur réussit rarement ; nous laissons à droite le monument de Desaix, sculpté en pierre rouge, au milieu des saules pleureurs, nous laissons derrière nous encore la douane française, les deux bras du Rhin, et nous nous trouvons enfin face à face avec la douane de Kehl.