Page:Nerval - Voyage en Orient, II, Lévy, 1884.djvu/443

Cette page a été validée par deux contributeurs.
431
LORELY.

sa méditation, je vous prie ; il est tout occupé du roman ou du poëme et des rêves de ses amis de la veille. Il arrange dans sa tête ces turbulentes amours ; il dispose tous ces événements amoncelés ; il donne à chacun son rêve, son langage, sa joie ou sa douleur. « Eh bien, Ernest, qu’as-tu fait ? Moi, j’ai tué cette nuit cette pauvre enfant de quinze ans, dont tu m’as conté l’histoire. Mon cœur saigne encore, mon ami, mais il le fallait ; cette enfant n’avait plus qu’à mourir !… Et toi, cher Auguste, qu’as-tu fait de ton jeune héros que nous avons laissé dans la bataille philosophique ? Si j’étais à ta place, je le rappellerais de l’Université, et je lui donnerais une maîtresse. » Telles étaient les grandes occupations de sa vie : marier, élever, accorder entre eux toute sorte de beaux jeunes gens, tous frais éclos de l’imagination de ses voisins ; il se passionnait pour les livres d’autrui bien plus que pour ses propres livres ; quoiqu’il fît, il était tout prêt à tout quitter pour vous suivre. « Tu as une fantaisie, je vais me promener avec elle, bras dessus, bras dessous, pendant que tu resteras à la maison à te réjouir. » Et, quand il avait bien promené votre poésie, çà et là, dans les sentiers que, lui seul, il connaissait, au bout de huit jours, il vous la ramenait calme, reposée, la tête couronnée de fleurs, le cœur bien épris, les pieds lavés dans la rosée du matin, la joue animée au soleil du midi. Cela fait, il revenait tranquillement à sa propre fantaisie qu’il avait abandonnée, sans trop de façon, sur le bord du chemin. Cher et doux bohémien de la prose et des vers ! admirable vagabond dans le royaume de la poésie ! braconnier sur les terres d’autrui ! Mais il abandonnait à qui les voulait prendre les beaux faisans dorés qu’il avait tués !

» Une fois, il voulut voir l’Allemagne, qui a toujours été son grand rêve. Il part ; il arrive à Vienne par un beau jour pour la science, par le carnaval officiel et gigantesque qui se fait là-bas. Lui alors, il fut tout étonné et tout émerveillé de sa découverte. Quoi ! une ville en Europe où l’on danse toute la nuit, où l’on boit tout le jour, où l’on fume le reste du temps