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DE PARIS À CYTHÈRE.

une idée complète de la situation de Vienne, de sa richesse et de son mouvement. Ne vas-tu pas penser tout de suite qu’une ville construite ainsi n’offre point de transition entre le luxe et la misère, et que ce quartier du centre, plein d’éclat et de richesses, a besoin, en effet, des bastions et des fossés qui l’isolent pour tenir en respect ses pauvres et laborieux faubourgs ? Mais c’est là une impression toute libérale et toute française, et que le peuple heureux de Vienne n’a jamais connue, à coup sûr. Pour moi, je me suis rappelé quelques pages d’un roman, intitulé, je crois, Frédéric Styndall, dont le héros se sentit mortellement triste le jour, où il arriva dans cette capitale. C’était vers trois heures, par une brumeuse journée d’automne ; les vastes allées qui séparent les deux cités étaient remplies d’hommes élégants et de femmes brillantes, que leurs voitures attendaient le long des chaussées ; plus loin, la foule bigarrée se pressait sous les portes sombres, et tout d’un coup, à peine l’enceinte franchie, le jeune homme se trouva au plein cœur de la grande ville : et malheur à qui ne roule pas en voiture sur ce beau pavé de granit, malheur au pauvre, au rêveur, au passant inutile ! il n’y a de place là que pour les riches et pour leurs valets, pour les banquiers et pour les marchands. Les voitures se croisent avec bruit dans l’ombre, qui descend si vite au milieu de ces rues étroites, entre ces hautes maisons ; les boutiques éclatent bientôt de lumières et de richesses ; les grands vestibules s’éclairent, et d’énormes suisses, richement galonnés, attendent, presque sous chaque porte, les équipages qui rentrent peu à peu. Luxe inouï dans la ville centrale et pauvreté dans les quartiers qui l’entourent : voilà Vienne au premier coup d’œil. Tout ce luxe effrayait Frédéric Styndall ; il se disait qu’il faudrait bien de l’audace pour pénétrer dans ce monde exceptionnel si bien clos et si bien gardé, et ce fut en pensant à cela, je crois, qu’il fut renversé par la voiture d’une belle et noble dame, qui devint son introductrice et la source de sa fortune.

Si j’ai bonne mémoire, tel est le début de ce roman, oublié